jeudi 25 juin 2009

Grenouille

Il lui fallait faire un break. Toute la semaine de 9h à 19h, elle remplissait des cases de chiffres, concevait des tableaux animés qu'elle montrait ensuite à d'autres, rassemblés dans des pièces faites pour, des salles de réunion qui précédaient des salles de pause, des portes et des chaises à roulette, de la moquette bleu ciel, des murs blancs, des vitres et du verre, un peu de métal et quelques grandes plantes vertes accueillant les visiteurs aux badges appropriés. Les virements tombaient en fin de mois, avec eux les primes qui permettaient de payer ces taxes qui rendent utiles, partie invisible du système, je fais ce que je peux à ma manière, on me prélève par tiers et je peux dire que c'est un peu grâce à moi que l'on construit des routes.

Elle regardait le temps passer, parfois, et le passait aussi à discuter par mail, par réseau social, par messageries interne et instantanée, avec ces mêmes personnes qu'elle croisait en vrai à la machine à café et qui faisait sa vie, ses habitudes, ses chiffres à remplir dans ses cases, ses prospections, ses rapports, ses présentations. Elle se grisait de tant d'immédiateté, de tant de rapidité et d'évidences. Il y avait aussi quelques fois des bières après le boulot, quelques fois aussi des dîners à ne pas terminer trop tard pour cause de lendemain de boulot, à terminer un peu plus tard les relâches de fin de semaine sans boulot le lendemain.

Je l'avais suivie par hasard, parce que je l'avais entendue dans le métro, parler à d'autres femmes, d'un dénommé Jérôme, je crois, qui passait sa vie devant des jeux vidéos, il en avait même oublié un jour la rentrée des classes, il ne faisait que ça du lever au coucher, trois minutes pour aller aux toilettes et il en profitait pour se faire des plateaux repas. Sa mère lui avait demandé son avis, sa mère était sa soeur, Jérôme était son neveu, sa mère lui avait demandé ses conseils, et elle le racontait à ses amies des quatre places, elle parlait à n'en plus finir de respirer, le bruit incessant de ses paroles, la salive inépuisable des lèvres toujours ouvertes, les éclats, elle faisait le bien des autres et elle s'en gorgeait la bouche pleine ; le bruit. Les mesures de rétorsion, elle racontait, l'ordinateur confisqué et les CD-Rom jetés, elle disait, ce n'était plus possible, il avait perdu tout contact avec la réalité, tout ce qu'il voulait, c'était être le meilleur à ses jeux vidéo. Les amies chuchotaient, s'offusquaient, jouaient la mine de l'accointance. Mais elle était contente et elle avait réussi, Jérôme reprenait peu à peu le goût du réel, et samedi dernier, pour la première fois depuis six mois, il était sorti avec ses copains.

Je ne sais plus trop comment on en était arrivé là, ses yeux ouverts sous l'eau. Elle avait fait son break.