lundi 28 octobre 2013

Petit vélo

Il y a ceux qui se précipitent à l’œilleton dès qu'ils entendent du bruit dans l'escalier. Il y a ceux qui tentent de se planquer derrière un coin de rideau, ceux qui faisaient autre chose et qui passaient par là, derrière la bonne fenêtre, au moment opportun.

Non, rien, quel hasard, simplement, la vaisselle, tu vois.

Il y a ceux qui attendent la tombée de la nuit et qui choisissent le meilleur endroit du jardin, ni trop près, ni trop loin. Nappés de brume, ils s'en remettent à la réverbération des lampes sur les vitres pour cacher le bout rougi de leur cigarette. Ceux-là, ils aiment surtout la tension permanente que leur procure la traque, la peur d'être à toute seconde pris sur le fait, le cœur qui bat, le souffle court. Avec eux, tout passe éminemment plus vite, dans un mélange d'intensité et d'oubli, comme une anesthésie du temps.

Et tous autant qu'ils sont ont leurs yeux rivés sur la cible. S'ils plissaient un peu les paupières, ils pourraient deviner des narines larges et un nez court, ses grands yeux morts et les tonnes de colliers, boucles, broches dont elle se leste patiemment le haut du corps à peine descendue du lit. S'ils tendaient davantage l'oreille, ils pourraient entendre ses phrases livides, s'illuminant subrepticement quand le thème en vient aux petits secrets que les femmes savent tellement bien garder – la cuisine, les enfants, les problèmes d'intendance. Là ils verraient sa bouche de cadavre s'agiter comme une punaise prise dans un halogène et parloter des heures sur des paquets de banalités à en remplir des sacs postaux.

Qu'une recette, c'est un peu de la magie. Que l'adolescence, c'est une période très compliquée pour les filles. Que tous les ans, les impôts augmentent. Qu'il fait encore bien chaud, pour la saison.

Avec un petit effort, ils la verraient pester sur la taille d'un couvercle de casserole. Sur la place des couverts. Sur l'absence d'un dévidoir à sopalin. Ils l'entendraient prendre fait et cause pour la semaine de quatre jours, passer dix-huit minutes à se demander si on dort une heure de plus ou de moins ce week-end, avoir du gras dans la voix à l'appel d'un sujet qui, dans l'actualité, est symptomatique de notre époque et attendre que son mari lui frotte le dos du plat de la main avec l'air ravi d'un aspirateur balai.

Mais qu'importe ce supplément d'attention, il savent quelle est la mission. La grenouille montée sur deux allumettes ne doit pas passer l'hiver.


vendredi 19 juillet 2013

Plateau

Se sentir enfermé dans la vie. Se sentir prisonnier derrière ses paupières. Je suis de ces gens qui s'assoient toujours au bord des rangs, qui prennent toujours la place la plus proche de la sortie, qui refusent d'être encastrés, bloqués. Il faut toujours une échappatoire possible, même si elle n'est qu'illusoire, même si elle n'est là que pour rassurer le cerveau.

Mais des fois, l'horizon a beau être dramatiquement large, c'est comme si le monde n'était qu'une seule entrave et que moi, au centre, minuscule, je n'avais pas d'autre choix que de m'enfoncer, m’affaisser, me laisser engloutir, obscurcir par une prison aux murs verticalement infinis. A l'ombre, sans fissure, sans défaut, sans grille à déchiqueter de mes petites dents.

C'est une sensation bizarre de vertige inversé. Le cri qui ne vient pas quand vous vous rendez compte que, tout au loin et au-dessus de vous, rien ne jamais s'arrêtera. La frontière qui appelle la frontière et le temps qui passe ne se rattrape guère.

Il reste quand même dans un coin de ma tête cette pensée bête, magique, que la mort ne survient que lorsqu'on s'y résigne. Que lorsqu'on y voit une issue naturelle et parfois souhaitable. Quand on arrête d'agiter les bras histoire d'avoir toujours plus de place pour ne jamais cesser de respirer.

dimanche 3 février 2013

Pointeuse


Alors tu te demandes qui tu es. Tu te lèves le matin à 7h15 parce qu’il faut que tu prennes ton petit déjeuner à 7h30, ta douche à 7h45 et tu te prépares jusqu’à 8h20, heureusement tu n’habites pas trop loin de ton bureau et en plus tu as le droit d’être un peu en retard, 5 ou 10 min, faut pas exagérer et surtout pas trop recommencer sinon on pourra te faire une remarque ou te regarder de haut car même si tu travailles dans une entreprise qui sait gérer aussi son capital humain, chaque chose est à sa place et tout le monde a besoin de limites (sinon c’est le bordel).

Alors tu te poses des questions. Tu produis et tu consommes, matin midi et soir. Tu forges ton identité, tu as besoin d’exister et le travail te le permet. Tu vis travail, tu penses travail, tu rêves travail, c’est le travail qui t’épanouit car le travail fait que tu t’évades même si le travail parfois te pèse et que tu ne rêves plus tu fais des cauchemars. Tu as peur d’être au chômage car tu sais bien que tu souffrirais d’un grand vide identitaire, tu serais perdu. Tu te dis que tu construis, tu te dis que tu construis ton bien-être, tu dis que tu construis le bien-être de tes enfants, tu aimes que des gens te soient redevables. Tu n’aimes pas souffrir et tu n’aimes pas faire souffrir, souvent tu comprends combien ta productivité sert la collectivité et comment la collectivité définit ta fonctionnalité.

Alors tu as peur du lendemain. Tu n’aimes pas qu’on te remarque et tu n’aimes pas remarquer les autres, tu aimes te fondre dans la masse tu as de la chance cette année la mode c’est le gris tu clopines tu dodelines et tu tintinnabules l’asphalte mouillée ça glisse toujours surtout avec des semelles en crêpe.

Alors tu as tellement à dire. Les choses qu’on entend pas, les choses qu’on ne dit pas, les choses que l’on ne doit pas dire, là tu t’en fous et tu veux juste que ça éclate un bon coup pour pouvoir mieux repartir de plus belle à plus soif. Toute cette violence et tout ce dégoût de l’autre, tout cet individualisme et tout ce matérialisme, toute cette indifférence et toute cette pression.

Ta vie est plutôt conforme à tes rêves de jeunesse.

lundi 26 novembre 2012

Clandestinité


Tous les soirs elle se couchait comme un parfait petit cadavre, en tirant les draps au plus proche de son corps, en allongeant les jambes au plus parallèle et en rangeant ses mains l'une sous l'autre sur sa poitrine. Elle tendait le cou, dégageait ses épaules et se concentrait pour faire tomber ses paupières ; le front lisse pour cette ultime attente. Ne pas déranger, être prête, demander le moins d'effort aux spécialistes chargés de la ramasser le lendemain, ou les jours suivants, selon le temps passé avant de donner l'alerte.

Toutes les nuits, elle rêvait d'opérations. D'astuces qui allaient la libérer de cette béance entre ses jambes, de cette plaie jamais refermée, jamais douloureuse, mais toujours acide, existante, impossible à oublier.

Une fois c'était une immaculée fausse-couche qui se passait mal : pour lui sauver la vie, c'était nécessaire, il fallait lui ôter tous ces organes inutiles, ceux-là mêmes qui pourrissaient sans usage comme oubliés derrière la porte d'une maison condamnée.

Parfois, c'était un accident idiot, une glissade sur des objets tranchants qui suivaient naturellement le cours de l'orifice et ravageaient, bien qu'en silence, cette architecture de chairs instables, mal conçues, terriblement en trop.

Parfois, elle fermait consciemment les écoutilles, pensait se plâtrer l'endroit, calfeutrer l'issue cul-de-sac, cet aller simple vers des entrailles pathétiquement précaires. A d'autres occasions, encore, il y avait un chien appâté par l'odeur de viande qui lui fourrait son museau là-dessous et tirait de toutes ses forces jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à mâcher. Légère, enfin.

Mais elle se réveillait, comme tous les matins.  

samedi 15 septembre 2012

L'actualité


On la comprend, quand même, l'humanité, à s'inventer régulièrement des histoires de fin du monde.

C'est que c'est agréable – rassurant – cette idée que, d'un coup d'un seul, les milliards de connards à peine descendus de l'arbre qui composent notre espèce soient dans l'obligation, subite, de bien fermer leur gueule.

Sans possibilité d'excuse.

Sans retour en arrière.

Sans je ne savais pas pardon c'est lui qui m'a traité en premier, sans éventualité d'apprentissage, sans leçon potentielle et même sans risque de faire pire (la prochaine fois).

Juste un trop plein et on arrête. Point. Rideau. Couvercle.

Au silence éternel les excités du bulbe, les piles thymiques, les branchés sur secteur pour qui la moindre scorie de résidu d'absurdité est un prétexte à se taper sur le torse, à montrer les dents, à tendre les poings et à hurler bien fort l'issue inespérée d'un épais ennui.

En regardant les cartes s'enflammer de petites étoiles furibardes, je pense aussi à ceux qui, titillés dans leur torpeur hypercalorique, s'imaginent réjouis qu'il se passe là quelque-chose. Enfin, persiflent-ils entre leurs lèvres, et en pressant fort sur leurs yeux pour se donner l'air redoutable.

mercredi 12 septembre 2012

Canalisations


Bruisser, chuchoter, passer le flambeau. La flippe des primates qui veulent se réchauffer et se créent de petites impostures à s'échanger à la veillée. Des trucs pas vraiment vrais, des faits pas vraiment vérifiables, mais des petites tapes sur le dos qui prouvent que tu en es. Des signaux, des accointances, au-dessous encore du niveau du non-dit.

Il n'y a rien de bon dans leurs mots qui dégorgent d'ennui, qui flottent de cette crainte d'être oublié et de sortir du cadre où la vue se doit de n'être absolument pas floue. Occuper l'espace et resserrer les rangs et épuiser l'oxygène et condamner n'importe quelle possibilité d'une issue de secours. Il faut poser sa marque. Il faut pisser sur les réverbères. Il faut barbeler la plate-bande.

La personne que tu as toujours été, celle que tu feins d'être devenue, j'aimerais lui arracher la langue. Lui faire cracher ses calculs minuscules, ses intérêts mesquins, ses obligations à l'existence fantasmagorique et exposer ses mensonges comme on écorche un cadavre – la faire trébucher quand tout ce qui lui importe, c'est de placer ses pions et d'échantillonner, bien savamment, ses chasses aux sorcières.

Soupeser l'opportun.
Souscrire au subsidiaire.
Et soulever les sourcils.

dimanche 15 juillet 2012

Couvre-lit


A partir de quand sait-on qu'on ne verra jamais l'Amazonie ? Les moussons, la Sibérie, le Pôle Sud ? Quand a-t-on la certitude qu'un trajet sera le dernier ? Qu'on ne rentrera plus chez, qu'on n'ira plus là ? Que les choses entendues, les odeurs, les surprises n'auront maintenant aucune répétition ? Est-il possible de garantir à l'avance et de manière infaillible qu'on n'apercevra plus un sourire, qu'il faut désormais s'évertuer à se l'imprimer sur la rétine parce c'est tout ce qui restera ? Les souvenirs, surtout ceux qu'on veut balayer, surtout les infaisables. Ceux qui résistent, ceux qui se chassent.

Peut-on se faire un tampon, une marque, cocher une case désormais c'est terminé ? Est-ce que cela calme, est-ce que cela remédie ? L'anticipation est-elle utile, profitable ?

Les gens aiment bien avoir des objets, des tickets, les mettre dans un coin précis pour ne plus y toucher même s'ils savent que tout est là. Et puis ça fait beaucoup de drames quand les reliques disparaissent. Le plus souvent c'est un accident, c'est par hasard : on oublie un robinet, un mégot, une fenêtre ouverte avec un gros courant d'air. Pas facile de prévoir, non, toujours pas.

Je n'ai pas été câblée pour concevoir l’irréversible. Je sens bien que ça me rend zinzin.