lundi 9 mars 2009

J&M

Il s'appelle Jean-François, mais ses copains l'appellent Jeff. C'est plus moderne, plus américain, plus court. Toujours moins con que Jean-François, en tout état de cause.

Elle s'appelle Marie-Caroline, mais ses copines l'appellent Marika. Un petit air slave, exotique, coquin. Toujours moins laid que Marie-Caroline, c'est certain.

C'est fou comme les parents donnent souvent des prénoms idiots à leurs enfants. Par définition décalés d'une génération et décalés parfois d'un siècle. Surtout les prénoms composés, qui sont doublement idiots avec un trait d'union au milieu de leur idiotie. Mais heureusement, l'homme et la femme modernes ne manquent pas d'imagination pour s'affranchir de l'état-civil. Ils usent avec subtilité et entrain du diminutif.

Jeff et Marika, donc.

Ils vivent ensemble. Pas mariés, non, ils sont aussi modernes que leurs prénoms diminués. Même pas des concubins, des « partenaires », ils ont trouvé ce mot assez cool, très détourné, very tendance. Un pied de nez au système - ah ah.

Jeff dirige une petite boîte de comm'. On dit normalement une entreprise de communication, mais Jeff dit comm', et boîte de comm' bien sûr. Communication, c'est long et c'est con. Jeff préfère économiser sa salive autant que son imagination. Mais pas son sperme, car le fait est que Jeff baise la moitié de ses secrétaires (elles sont quatre, il en baise donc deux). Et même 13% de ses clientes (il en tient la comptabilité exacte), plus exactement de ses « contacts clientèle », généralement des femmes. Jeff est un baiseur. Normal, il dirige une boîte de comm' : chez les humains comme chez les bonobos, le patron s'évertue à monopoliser les culs. Un produit dérivé du pouvoir. Il y songe avec plaisir, en caressant son stylo fétiche, alors que sa secrétaire (qu'il a baisée) s'apprête à lui passer son prochain contact clientèle (qu'il baisera peut-être). Jeff a souvent le vertige devant sa propre existence.

Marika est secrétaire de rédaction dans un féminin. On dit « un féminin » au lieu de dire un magazine à destination des jeunes femmes. Et des moins jeunes, parfois. Le féminin en question se caractérise par la répétitivité et la platitude de ses propos centrés sur trois ou quatre thèmes fétiches : la mode, la beauté, l'astrologie, la baise. En parlant de baise, il se trouve que Marika ne manque pas d'opportunités, car un féminin n'est pas dénué de mâles comme on pourrait naïvement le croire : elle se fait bourrer à l'occasion par le chef de pub, un joli juif aux cheveux frisés quoiqu'aux mains moites, et aussi parfois par le chef maquettiste, autoproclamé « DA », un goy dont la calvitie témoigne d'un excès de testostérone. Elle baise, elle jouit, elle pense en son for intérieur qu'elle est vraiment une femme accomplie. Marika est parfois effrayée par sa propre liberté.

Jeff et Marika se retrouvent, après leurs journées exténuantes, quand ce ne sont pas des séminaires éprouvants ou des bouclages éreintants, et trouvent toujours le temps de se parler. De leur travail, de leurs amis, de leurs voyages, et bien sûr du monde qui leur fait peur : pauvreté, malnutrition, inégalités, réchauffement, guerres... Comment est-ce possible ? N'ayant pas la réponse, ils repoussent chaque jour le problème au lendemain. Manière comme une autre de toujours trouver un commentaire au journal télévisé, avec toujours la même indignation satisfaite et le même étonnement amnésique. Jeff et Marika sont concernés, comme tout le monde. Mais impuissants, comme chacun.

Jeff et Marika ne se marièrent pas, mais eurent tardivement un enfant, par procréation médicalement assistée. Qu'ils prénommèrent audacieusement Zacharian, mais surnommèrent rapidement Zac'. Zac' fut la sagesse de leur seconde mi-temps, le sens de leur existence finissante, la joie de leurs dents fragiles, la lumière de leur peau fripée, l'apaisement de leur crépuscule. Ils ne baisaient plus guère, en ces temps déclinants. Et au travail, de jeunes loups et louves aux dents plus longues les avaient supplantés. Zac' comblait le vide.

Jeff et Marika furent heureux. A la hauteur de leur bonheur. Zac' est désormais le seul héritier de leurs existences. Jeff est mort à 75 ans d'un cancer de l'intestin. Marika à 82 ans, à l'issue d'un Alzheimer. Jeff et Marika sont incinérés. Chacun peut vomir sur leurs cendres, dispersées à leur romantique demande au pied d'une statue du jardin du Luxembourg.