samedi 7 mars 2009

Eclatement


Du lundi au vendredi, la vie au bureau était simple.

Il s'agissait de répéter des tâches, en s'écartant au minimum des habitudes acquises, celles qui garantissent le confort et la sécurité. Il s'agissait de respecter les codes hiérarchiques en vigueur, ceux qui permettent aux groupes de vivre en paix. Il s'agissait de concentrer ses neurones sur des écrans de pixels, des morceaux de papier, des litanies chiffrées, des mots abstraits, des réunions de personnel, des stages de formation - tout ce qui fait qu'une croissance harmonieuse engage inévitablement un capital humain.

Et puis, tout au long de ces semaine après semaine, un lancinant refrain montait de la bouche des collègues :

« Ce week-end, on va s'éclater ».

Les mâles mettaient toujours plus d'insistance à vanter cette perspective libératrice ; ils se permettaient même des œillades lubriques lors de la pause déjeuner. Au fond, les femelles n'étaient pas en reste, même si elles conservaient une petite discrétion de principe, ne serait-ce que pour entourer d'un désirable halo de mystère leur future soirée transparente du samedi.

« Ce week-end, on va s'éclater ».

Alain méditait la formule en rentrant chaque soir dans son appartement de célibataire, au huitième étage d'un immeuble sans balcon. De fait, il observait la nuit d'autres immeubles sans balcon et constatait aux fenêtres allumées de plus en plus tard à mesure que s'écoulaient les jours combien l'imminence du week-end éveillait l'envie de s'éclater.

Vint un samedi soir d'hiver où Alain se décida. Exceptionnellement, il commanda et se fit livrer à domicile deux pizzas bien garnies, des ailes de poulet cuites à la sauce barbecue, une bouteille de Chianti. Un véritable festin, qu'il dévora avec méthode et lenteur. Après quoi il dénicha au fond d'un placard un vieux fond de chartreuse en guise de grappa.

Le repas achevé, la vaisselle lavée et le ventre bien lourd, Alain traversa son salon-cuisine, ouvrit la fenêtre de son appartement, se hissa à son rebord et plongea dans le vide.

Quelques minutes plus tard, deux passantes un peu ivres découvrirent en hurlant son corps disloqué.

Ce week-end, Alain s'est bien éclaté.