mardi 15 mars 2011

Ritournelle

Il s'agissait de rassembler le plus de personnes disparates dans un minimum d'espace. Faire que les conversations s'éteignent avant de débuter, avec l'envie qui se ferme au rythme du volume sonore et oublier le bruit de la mort qui cogne aux fenêtres. Manœuvrer entre ceux qui l'ouvrent, ou font semblant, les centres d'attention, les lèvres bleuies par le vin, la fumée froide de cigarette, les dents grisées. Pousser les meubles pour que rien ne s'arrête, ne pas penser au lendemain disaient-ils en piaffant d'impatience, jusqu'à la prochaine information qui circulera sur l'éventualité d'une continuation, dans un autre lieu, avec d'autres gens, si possible en sous-sol. Le renouvellement des corps viciés dans un processus invariable de climatisation physiologique, jusqu'à ce que le premier tombe.

Alors les têtes se levaient comme pour marquer la mesure :
- on y va, là, après ? Il me dit qu'il vient d'arriver, c'est blindé !
Il aime ce genre d'endroit et de moment, affirme-t-il, être fondu dans une masse de tons indicibles, le champ de vision flou, du brouillard et une lumière tamisée, avoir l'impression, même, de ne plus exister tellement chaque posture est interchangeable. Vivre sa vie en ricochet noyé dans une lame de fond collective. On décollerait leurs visages sur des pics en cure-dents, ils se les échangeraient en rigolant, se cacheraient derrière, se les tendraient l'un après l'autre ces masques luisants, rien à foutre. C'est ainsi qu'il faut s'amuser, évider sa cervelle en petites boules de melon ou de glace, bien arroser de liqueur, allumer. Sel et poivre : resservir jusqu'à saturation.

Elle se tortille sur une jambe, se croise les mains, les passe dans ses cheveux, plisse les yeux, retrousse son nez, se gratte la gorge, lui caresse l'épaule, fait reposer son menton sur deux doigts, son coude appuyé dans une autre paume. Elle ressemble à ces petits mannequins de bois pour apprendre le dessin, sauf que tout va trop vite et qu'elle risquerait de percer le sol tellement elle tourne sur elle-même. Si elle n'y prend pas garde, elle arrivera à l'étage du dessous assis en pleine énigme policière sur écran projetant des lumières d'ambiance colorée sur le mur. Elle se ravise, elle tente la contenance, quelques secondes, puis elle rit si fort que le reste se retourne et s'arrête, provisoirement.

Je crois entendre le coucou qui chante dans le coucoutier.

samedi 12 février 2011

Impeccable

Il dit que les poules ont toujours besoin d'un coq, que c'est comme ça, qu'elles sont mieux avec que sans, que ça les rassure. Il le dit avec ses dents qui n'en sont plus, l'espèce de chuintement caractéristique de prothèse et la lèvre inférieure en dedans. C'est comme si je me forçais, en fait, à ressentir un quelconque sentiment positif en sa présence, j'ai mal aux joues à force de me crisper à sourire. La cuisine sent la potée au chou froide, la toile cirée colle, des mouches finissent de crever dans un serpentin de glu, accroché au plafond. Sa femme a l'air foncièrement débile, ils mangent dans des assiettes en plastique et lisent des petits fascicules de Nous Deux. Les restes de nourriture qui surnagent me dégoûtent, il a de grosses mains et des doigts larges et aplatis, le dessous des ongles noirs.

Tout cela commence inéluctablement à sentir le cadavre, et l'humanisme est une insulte, m'a-t-on dit un jour, et j'ai trouvé la formule heureuse. En réalité, sa vie m'indiffère le plus absolument du monde, sa figure de bibliothèque illettrée me creuse, et j'essuierais bien mes chaussures sur son bon sens populaire, s'il ne m'avait pas raconté son histoire, peut-être inventée, d'un petit geste de résistance.

Je pourrais lui préparer un gâteau à base de têtes de poussins qu'il ne s'en rendrait pas compte. Il dirait qu'il trouve ça bon, qu'il a congelé le reste, et sa femme agiterait sa peau du cou de dindon.