lundi 30 mars 2009

Mithridatisation

Les gens ne pourraient pas vivre face à la permanente vérité des faits. C’est un fait que cette vieille qui reste debout et qui parle au chauffeur du bus m’emmerde, c’est un fait très probable qu’elle emmerde ceux qui sont à la portée de sa voix éraillée et de ses commentaires débiles sur l’état de la circulation. C’est un fait que je n’irai pas lui demander de fermer sa gueule sèche aux relents de soupe froide, c’est un fait que je me contenterai d’augmenter le volume de mes écouteurs, et c’est un fait qu’une personne bien intentionnée s’est un jour dit qu’il fallait mieux brider leurs décibels que de me permettre de ne rien entendre du monde qui m’entoure.

Tu dirais que l’essence sociale de l’être humain le fait nager quotidiennement dans un océan de petites frustrations nécessairement tolérables au vu du grand projet supérieur de la vie en commun. Évidemment, personne ne dit tout ce qu’il pense à tout le monde, parce que souvent les pensées sont fugaces et changent d’un moment à l’autre, qu’elle seront périmées du moment où elle se mettront en bouche et entraîneront un ballet de conséquences bien extérieur aux pensées préalablement formulées.

Tu dirais que le service du bus, communautarisation du moyen de transport, délai relativement prévisible pour rendez-vous fixé à l’avance et nécessité d’arriver à l’heure, oblige tacitement ses usagers à faire preuve de bon sens et d’une tolérante cordialité à l’égard des autres voyageurs. Je n'ai jamais voulu vivre. Elle te lance ça, comme ça, à la volée, dans le style de celle qui n'a rien dit et que personne n'a entendue. En même temps, au moment des premiers souvenirs, il n'aurait pas été si difficile que cela de te précipiter du haut de ta poussette et d'atterrir sous les roues d'un tracteur.

Regarder à gauche et à droite et oublier de traverser mais guetter les yeux qui se révulsent. Tu pourrais te réfugier derrière l'instinct de survie, toutes ces cellules dont tu ne connais pas le nom mais qui continuent à bouillonner sans demander leur reste.

La sauterelle n'est pas encore tombée à l'eau.





samedi 28 mars 2009

Vanne

Rien à foutre, je lui dis, tu parles mais tu ne m’intéresses pas, tu es là, mais tu n’existes pas. Tu n’es rien, nada, quedalle, une poussière sur un escalier me ferait encore plus d’effet que ta pauvre tronche du mec qui demande pardon pour respirer. On devrait prescrire des avortements thérapeutiques tardifs pour des gus dans ton genre, ad vitam aeternam, avec des sacs poubelle 10, 30, 50 ou 200 litres selon la taille de l’évolution, tant qu’on peut encore ficeler le tout et balancer dans la Vologne, écouter les trois petites gouttes d’air qui s’expulsent sans faire exprès, à l’image de ta vie en somme.

Ca permettrait de rire et d’en faire des compétitions, de lester les colis à l’aide de réfrigérateurs, ceux qui ne sont pas encore aux normes environnementalement citoyennes, et polluer encore, et toujours, pour faire rendre raison de la gêne de ta gueule dans le paysage. On pourrait y mettre aussi des piles au lithium, quelques doses de soude caustique et admirer la tête des poissons se décrocher sur le ventre.

ARAB je lui dis, Absolument Rien À Branler, pas moyen de lui faire comprendre que le bruit qui sort de sa bouche m’est aussi insupportable que la tuméfaction putride d’un chancre infecté. Il continue et il insiste, il se demande même, encore une fois mais à voix haute, ce qu’il a bien pu faire pour mériter tant d’indifférence et de méchanceté – il ose le terme tellement il est du genre à ne pas avoir honte de pondre, à la minute, autant de conneries qu’une poule de compétition. Son orifice buccal s’arrondit et s’apprête, ses lèvres s’assèchent du vent gaspillé à foison. Oublier c’est humain, agir aussi, alors ferme-la ta grande gueule : avoir l’impression qu’un grand pas pour l’humanité s’accomplit via le petit pas de ta vie de minus.

Tu es si impuissant à la marche du monde, des choses que tu vois et dont tu ne peux rien. Ca te fout tellement les boules toute cette injustice et cette souffrance et ces incongruités qu’il doit bien y avoir un sens à tout ça, c’est impensable, tu ne le peux pas. Alors il se retourne et s’inquiète, parfois peut-être que ça viendrait de moi, c’est elle qui a un problème au fond, mais c’est quoi ton problème, il radoucit la cadence du bruit qui n’affecte en rien le rythme malfaisant des mots qui s’entrechoquent.

Tout bien réfléchi, il semble que l’équilibre ait été rompu et que tu cherches par tous les moyens à te donner une contenance.

vendredi 27 mars 2009

Permafrost

Ils sortent les bébés des couveuses, et ils les jettent parterre, et ils les laissent crever, dans le froid, ils n'en ont rien à foutre et ça leur fait rien.

Il a pris du viagra, mais il avait pas le droit, et après il a bandé, et il a attendu le petit, le bout d'homme qui ne demande rien à personne, et il a pris le taxi, et il l'a enculé dans son garage. Cinq ans il avait. C'est dégueulasse.

Tu sais dans les caves ils violent les filles ? Pas dans les caves, enfin si mais dans les poubelles, les grosses poubelles, les bennes à ordure. Directement dedans ils les violent, et ensuite ils leur foutent le feu.

Comment il a fait pour pas se rendre compte qu'elle était enceinte ? Et genre il allait chercher ses steaks hachés surgelés et il voyait rien ? Et quand ils baisaient, il voyait rien ? Ca se trouve ils baisaient même pas.

Ils mettent les doigts des enfants dans l'acide et ils attendent que ça se passe.

L'être humain a le pire et le meilleur en lui-même, de toutes façons.

Cette fille-là, elle a aucune dignité, elle baise avec tout ce qui bouge. Nan mais en fait c'est qu'elle n'a pas confiance en elle.

Ils rigolent, ce sont des monstres, à côté Hitler c'est un rigolo.

Elle est restée dans le noir à se pisser dessus pendant des mois. Ils lui donnaient à manger des cadavres de rats pourris, et elle les bouffait, même si elle préférait quand même bouffer sa propre merde et ensuite ils la violaient et encore ils lui pissaient dessus.

Ils l'ont attaché, ils lui foutaient des gros néons dans la gueule et ils le tabassaient en lui disant de cracher son blé et de dire où il mettait ses thunes.

Il faut éteindre complètement la télé, fais-le pour les ours polaires.

Parabole


- t'as pas les couilles, t'as pas les couilles !

Il pérore, il invective, il crie et il lève les bras.

- t'as pas les couilles, t'as pas les couilles !

De l'autre côté de la voie, il hésite. Il penche son corps en avant puis se ravise. Son ami hurle toujours :

- t'as pas les couilles ! t'as pas les couilles ! mais sur le Coran ça va rien te faire, bâtard ! J'ai déjà vu les gitans, ils le font toujours, putain !

Il descend sur la voie et se colle contre le quai ; la marche est haute. Il avance et trébuche sur le ballast. Il fait demi-tour.

- t'as pas les couilles, t'as pas les couilles ! Mais putain bouge, j'te dis ya rien putain, ya rien putain !

Il se lance, le corps en avant, l'arrière du sac à dos qui grelotte il y va.

Car la voie était libre, enfin, à gauche.

C'est ce qu'on appelle la fuite des cerveaux.

mercredi 25 mars 2009

Escarcelle

Trop, trop-plein, trop, ça déborde, de partout, ça craquelle, ça ficelle, ça rentre par tous les interstices que ça peut trouver, ça s'infiltre, ça termite, ça grignote, ça gratte, ça rampe et tisse, ça s'évapore, ça se distille et ça s'écarte, ça macère et encore un tout petit peu d'attente et ça va t'exploser en pleine gueule.

Le dessous de langue sec, les narines enserrées, le bout des doigts qui se fissurent et les ongles qui se dédoublent. L'haleine montante, les oreilles encrassées, les pieds tiraillés d'un manque de chaleur et tout, absolument tout qui s'éviscère à en faire un château de sable. Le bord de la moustache fuyante, les cuticules zébrées, le toucher molasse, la ride qui s'installe et les cheveux qui crissent.

Il n'y a pas d'autre explication que ta paresse, des excuses à se donner pour ne pas faire les choses qu'on oublie, pour se trimballer en totem et se dire qu'un mouvement perpétuel vaut mieux qu'un arrêt d'autoroute, léger, discret, en face à face. Ils sont légions, ils sont venus, ils sont tous là, ils se massent à la queue leu leu, deux par deux, en rangs, quatre à quatre, essoufflés, de monter et tenir une rampe qui glisse, toujours un petit peu plus par tous les bouts que tu tires la corde finira par céder.

Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin la coupe est pleine.

lundi 23 mars 2009

Minerve

Elle était assise devant moi, sur le strapontin. Les yeux dans le vide, éreintée. Je la dévisageais depuis plusieurs minutes maintenant et elle ne s'en apercevait pas. Sa voisine par exemple, avec sa petite tête de raton, jouait le jeu du regard soutenu quelques secondes, puis départ dans un autre sens, pour revenir voir si je la regardais toujours. Elle ne bougeait pas, à peine pouvais-je distinguer les mouvement de sa respiration, elle tenait un sac en plastique bleu, son écharpe faisait des tours autour de son cou, des gros yeux bovins à la chair élastique – elle était blonde, ou plutôt châtain clair, de ce genre de teintes un peu verdâtres dont on peine à confirmer la blondeur, mais qu'on dit telle, comme pour faire plaisir. Elle n'était pas maquillée, pas vraiment coiffée, une sorte de longueur de cheveux disons normale pour une personne de son sexe, ni trop long ni trop court ; mi-long selon la terminologie usitée, mi-froid, mi-chaud, tiède, pisseux. Elle n'était pas vraiment habillée non plus, tout entière absorbée par l'utilité des bouts d'étoffe fabriqués afin de masquer son corps sans visage.

Opérateur, opérateur, avez-vous vu le chien ?

Elle avait un sac à main marron, enfin, de ce genre de pochette molle remplie certainement de papiers officiels tendant à prouver de son identité en cas d'accident mortel rendant son identification difficile par les services de médecine légale. Peut-être aussi quelques photos, de neveux, de séminaires de travail à l'étranger, des instants figés sur papier à souvenir, des pages racornies, peut-être aussi un livre, un téléphone portable, un carnet rempli de numéros de téléphone à composer en cas d'urgence, une boîte de cachets d'aspirine, un tube de rouge à lèvres beige.

A un moment, elle a bombé sa bouche, de ce genre de souffle qui marquent l'ennui, un pétaradage de cheval silencieux. Il en aurait fallu de peu pour qu'elle exprime la totalité d'un emmerdage, d'une attente trop longue – mais elle n'a jamais regardé l'heure qu'il était.

Le métro a pilé, elle s'est cassé la gueule – le chauffeur s'est excusé dans les hauts-parleurs.

jeudi 19 mars 2009

Abri

Il était tout petit aux cheveux dressés sur la tête, des avant-bras larges, trop larges, pour l'abondante toison qui les recouvrait et qui laissait par ci par là des ilots de peau rose nue. Une chemise marron-cul, des yeux bleus délavés enfoncés dans un crâne au front en gouttière, le nez relevé d'un demi-cochon, et l'air satisfait de celui à la bonne place.

Il était venu avec une grande blonde, un dépêché pour le contraste. Bien peignée, un nez fort et des gencives visibles, le regard un peu vide de celles qui demandent à l'aide. Peut-être en ce qui concernait à sa compagnie, pas le nain non l'autre, un blond de la même taille, le visage en forme de crâne des premiers de la classe, les sourcils verts rapprochés, le menton duveteux, l'implantation en carré laissée lâche dans des excès de shampooing pour bébé. Les mains de Polonais baladeuses, sur le dos-nu. Tenue appréciable.

Et un fil à couper le beurre.



Loi des rendements décroissants

Tu parles.

Tu parles que ça devait arriver un jour. Je les avais prévenus pourtant. On parlait de la promesse d'un instant, d'autres futurs possibles, ou en tout cas de ce genre de conneries inutilisables d'être au fond aussi standard. Mais ils connaissaient tout mieux que tout le monde, ils savaient les petits malins aux habits de gros. Il y en avait toujours un pour dire qu'il s'y attendait, ou que c'était prévisible, ou que, d'une façon ou d'une autre, ce qui arrivait ne relevait d'aucune surprise, d'aucun écart à la ligne, même pas quand ils remarquaient la présence de crapauds.

Personne n'est cruel intentionnellement, de toutes façons, et ça implique aussi bien les buissons d'orties, les fronts transpirants, que les cordes qu'on coupe, et tous les autres mensonges qui ne sont tels que selon la place d'où l'on se pose.

Ce n'était pas si difficile, pourtant, de comprendre qu'un jour ou l'autre, et compte tenu de la façon dont ça avait commencé, qu'il y avait toutes les chances qu'on en arrive à mal finir.

Peut-être que dans d'autres circonstances, évidemment, il aurait pu en être autrement.

Mais voilà.

Sept étages, une fenêtre ouverte, un pigeon qui passe, et le chat espère voler.

mardi 17 mars 2009

Matador

Elle s'appelait Béatrice. Enfin « béa », qu'elle orthographiait « BA » quand elle devait l'écrire. Plus simple, plus rapide, plus drôle aussi, car rappelant les yaourts. BA n'était pas de celles qui se prenaient au sérieux, BA, elle savait rire d'elle même. Sa valeur ajoutée, c'était d'avoir pris ce tic, BA, l'utilisation systématique de diminutifs pour tout le monde. Les classiques, Emmanuelle en Manue, Vanessa en Vaness, les plus rares comme Isabelle-Zaza ou Raphaël-Rafou, les rien à voir, au coup par coup.

A chaque nouvel arrivant son cortège de surnoms, chaque nouvelle tête coupée plus courte, ratiboisée, BA accaparait l'individu, BA redonnait ses lettres de noblesse en y mettant sa touche. Elle prévenait, BA, Eva sera Vivi, Julien deviendra Ju et Grégoire qui n'aimait pas trop Greg donnera dans le Grégo. Je fais ma BA, clamait-elle et riait, assez sûre ; effet automatique d'une polysémie à dessein provoquée. Lait caillé et lépreux.

C'était la chargée clientèle BA, de celles qui, entre midi et deux, se penchaient sur leurs choix de carrière, elle se prenait la tête BA, pour savoir si oui, si non, elle allait risquer le tout pour le tout et changer de secteur. BA c'était la béquille de tout un étage, BA co-voiturait Anne-So qui briefait Niko qui rassurait Pitchoune (la stagiaire). BA disait « venez-vous joindre à nous » ou «je me ferais bien une petite mousse ». BA, la chaleur humaine, le lien social renoué, la clé des champs, les barbecues.

Au jeu des chaises musicales des soirées entre collègues, BA était tombée sur Alphonse, incommode pour un baptême en Alf, une pilosité visible (il l'aurait mal pris). Une fois n'est pas coutume, BA ne couperait rien, BA avait eu le béguin. Quatre ans de divorce, enfin, la possibilité vraie à portée de vue, pas des virtuelles qui frustrent, pas une centaine de mails échangés, le réel, le raccompagnage puisque ça tombe bien, Alphonse, c'est ton voisin.

Comme les prénoms coupés, l'hypothèse la plus simple est souvent la bonne. Que te trouvait-il, BA, Alphonse ? Qui le connaissait, au fond, Alphonse, dans une soirée si nombreuse où l'ami d'un ami passe toujours ? Tu ne t'étais pas dit BA, perspicace, qu'Alphonse c'était un peu trop pour seul homme ? Alphonse, dans la boîte à gants pas de capotes, Alphonse te défonce.

Aux oubliettes ta grande gueule.

Blanc

Il aurait dû savoir que ce n'était pas vraiment ce qu'on appelle une idée pertinente de sortir de chez soi un samedi soir à l'heure où des groupes à la sexualisation homogène font la queue des paquets de raclette dans les mains. Il entendait des voix portantes parler de brochettes de bonbons et de sculptures en gelée, de cadeaux d'anniversaire qui m'auraient rendue folle, tu m'étonnes, mon père les achète souvent directement à l'usine haribo, des tas tu te rends compte, clair.

Sa poitrine se serrait à mesure que ses doigts se crispaient sur l'anse du panier en plastique. Il aurait voulu que ça passe vite mais le couple mixte avant lui en avait pour 68,55 € et dépliait le chariot à roulettes précédemment dissimulé dans un sac à dos. Ils voulaient attraper les choses lourdes pour le fond et tendaient les bras pour attraper les bouteilles pendant que la caissière roulait des yeux et penchait la tête de droite à gauche à mesure que la musique s'écoulait des hauts-parleurs. Ils n'oubliaient pas non plus les tickets de réduction rangés dans une pochette adéquate et la caissière qui les faisaient passer dans ses mains, tac tac tac, comme elle distribueraient des cartes en vérifiant toutefois que le code-barres n'indique pas de promotion périmée.

Et cette rencontre fortuite lors d'un échange de panier, excusez-moi, je vous pousse ; les hommes d'aujourd'hui se font la bise en claquant leur bouche et en s'attrapant l'épaule. Histoire de marquer le coup.

Dites envie de crever et pensez tirer dans le tas.

lundi 16 mars 2009

Col blanc

Elle ne lui demande rien, la pauvre. Elle ne l'attend pas, elle ne le suit pas, elle ne s'inquiète pas où tu es, quand tu rentres et où tu vas. Te portes-tu bien ?

Elle ne le questionne pas, la pauvre ; qui tu vois et leurs noms et leurs positions sur un échiquier certes toujours mouvant, mais plus ou moins fixable le temps d'une définition (qui ne dure pas, ça tu le sais).

Elle n'a pas de raison de hurler, la pauvre, même quand il veut l'habiller et que c'est trop petit pour. Quand il lui fait rentrer sa vie à coup de brique, qu'il voudrait que ça s'accroche et que ça colle et que les morceaux le mènent à bon port, comme ces petites graines faites pour attraper le poil des sangliers.

Elle ne porte pas la charge, la pauvre, pas de culpabilité sous-jacente aux lendemains trop courts. Même quand il a des idées de l'emmener en week-end, juste pour prendre le temps de regarder l'oscillation des fenêtres, se poser face au vent, sans pression aucune d'un coït si tragique. Profiter (insiste là-dessus).

Elle comprend tout sans mot dire, la pauvre et il voudrait les choses simples à condition expresse et certifiée qu'il soit celui qui les emmêle. Tu peux brandir le papier attestant de ta bonne foi.

Il ne peut pas croire qu'elle est bien, la pauvre et toutes ces choses qui prouvent le contraire qu'on pourrait en faire des musées, remplir des étagères et des seaux qui débordent. Que n'a-t-elle pas fait là, la pauvre, à lui donner ces indices interprétés sur le fait.

Car elle n'a pas de place, la pauvre, et elle jouit du bout de sa queue sans demander son reste, mais il fait des comparaisons ; il voit ce qu'il connaît et il jauge et il fait état de son expérience. Assimiler le passé au présent (et l'inverse), tirer des lignes, établir des constantes. Ramener tes bagages.

Ce n'est pas un mal, au fond et c'est un moyen sain de progresser que d'apprendre de ses erreurs et de ses succès ! Tu n'es pas à blâmer, au fond, tu ne fais que mettre les choses en perspective et c'est bien pour cela que ton cerveau tourne dans le bon sens !

Celui des aiguilles d'une montre. Toutes les filles s'accrochent, au fond.

dimanche 15 mars 2009

Scie

Et tous ces gens qui marchent à la queue leu leu tels de petits cercueils à roulette, ils s'esclaffent et disent que la mort finalement est belle et que tout a une fin. Et se tuer à te dire que tu ne vas pas mourir, et ne pas y croire, et te regarder à te faire sortir les yeux des orbites. Et oublier.

Ils marchent encore et encore, il s'agrippent, ils se mélangent, s'étirent et s'espacent. Sauve qui peut et tout, absolument tout sur le point de s'éteindre, et espérer encore, et faire des projets, et se dire dans dix quinze vingt ans. Se dire à demain à bientôt, faire tourner le carnaval et se demander pourquoi celui-là avec son masque de cochon en plastique n'arrive jamais à faire croire qu'il est un vrai porc.

Empiler, empiler, empiler, les ranger comme des sacs de sable, pousser du pied pour que ça rentre, tester les pics à bœufs, l'irradiation si ce n'est pas mieux. La route est longue et tous, main dans la main, ils avancent aussi lentement qu'une purée de poisse, la mécanique des fluides qui colle. Et tout le monde se lève encore quand on sait que tu vas crever, et le cadavre encore chaud ils te touchent pour tester tes réflexes et chercher à savoir si tu bouges encore.

Si vite arrivé qu'ils pourraient prendre peur.

vendredi 13 mars 2009

Aiguillage

Un train de mi-journée ça se reconnaît à l’odeur du sandwich au jambon. Un train de mi-journée, ça n’est pas comme un train du matin, un train de travailleurs, un train de gens qui se lèvent tôt et qui s’en vont renfrognés se presser sur un quai en attendant qu’on les débarque à la fourche. Ce n’est pas non plus comme un train de fin d’après-midi ou de début de soirée où ces mêmes travailleurs se retrouvent toujours en grappe à desserrer leurs cravates ou distraitement enlever leurs chaussures sous les banquettes et à se frotter les pieds histoire de nourrir un peu plus les acariens obèses des moquettes agréées SNCF.

On appelle ça les migrations pendulaires.

Non, le train de mi-journée, c’est le train du sandwich au jambon. Le train de la liberté : les gens qui ne travaillent pas, ou pas aujourd’hui ; les enfants en vacances qu’on emmène au musée, au cirque, au zoo ; les couples qui voyagent et se partagent les offrandes en papier aluminium ; les désaxés en mal de pays ; les vieux ; les places vides...

Un train de mi-journée, ça sentira toujours le sandwich au jambon, à croire que l’humain n’a plus d’imagination quand il se doit de manger : ça lui plaît, il s’y tient, il en redemande et l’exhale par tous les pores de sa peau (la viande de lapin sent aussi la marjolaine). C’est peut-être aussi un effet de seuil, la démocratie de la nutrition, la dictature de la majorité conservatrice sur les minorités innovantes, l’assimilation, l’intégration, le brouhaha et l’odeur homogène.

Il en mange un, de sandwich au jambon, version crudités et mayonnaise. L’écoute de ses prémolaires ramollissant un pain déjà trop humide (action des vitrines réfrigérantes dans les cafés de gare), l’écoute de sa salive dissolvant le jambon et la salade cuite par la sauce, l’attention fixée sur la formation du bol alimentaire, l’attente du coup de gorge qui emmène tout le beau monde, tranquillement, se faire digérer ; ça ne semble pas lui convenir. Alors il engage la conversation avec la personne la plus proche de lui, question de commodité. Question de commodité et manque de bol, la personne la plus proche de lui n’avait pas du tout envie qu’on lui engage une conversation.

Quand il me dit être en instance de séparation avec une infirmière mancelle, je me demande si je serai capable de reconnaître la julienne de légumes dans son intestin grêle.

Quand il me dit qu’il ne faut jamais rester sur un échec, je me demande s’il continuera de parler quand sa carotide bouillonnera au fond de sa gorge et, accessoirement, si le bout de salade qu’il ne semble visiblement pas vouloir avaler finira par sortir une fois sa trachée sectionnée.

Quand il me dit que s’il avait une copine mignonne, il ne la laisserait pas voyager seule, je me demande si le contenu de son estomac est désormais assez fluide pour ne pas boucher des chiottes aux conduits vétustes.

Quand il me demande si je n’ai pas peur et si je sais me défendre, je me dis que sa langue ne gardera pas si longtemps que ça son blanchiment de mayonnaise.

Il y a bien sûr, aussi, l’auréole de cervelle sur la céramique de la salle de bains. C’est un truc con, mais j’ai toujours eu tendance à sous-estimer la dureté d’un bord de baignoire.



jeudi 12 mars 2009

Slogan

Sur le bureau, un ballon de rugby miniature. Certainement un truc mou qui se mâchonne, un truc qu'il triture pour diminuer son stress, ou en avoir l'impression. Parce qu'il y en a des choses, qui le stressent.

Déjà, il s'appelle Frédéric Jean. Ce n'est pas un prénom composé, c'est son nom et son prénom, un double prénom qui fait que toute sa vie il a dû préciser qui était qui, lequel était lequel, le prénom ou le nom, et quelquefois les gens oublient et il lui faut le leur rappeler. Alors il a une technique, il écrit JEAN sur ses mails, il écrit JEAN sur sa carte de visite et il la tend, en majuscules, pour bien différencier. Diminution des risques de confusion, même si évidemment, cela ne les annule pas. Toute sa vie il devra le préciser tellement qu'à la fin il s'y résignera et précisera avant qu'on le lui demande. Question d'anticipation, et d'habitude aussi.

Non, il ne travaille pas dans une usine. Tu travailles dans une usine, tu es con, mais tu es trop con pour t'en apercevoir, tu subis. Lui, il travaille dans un bureau, il est même responsable, il est directeur d'agence, l'homme que les autres respectent, l'homme qui arrive à l'heure qu'il veut vu qu'il a forcément d'autres choses à faire et que si personne ne le sait, tout le monde s'en doute. Décrocher-ton-téléphone-raccrocher-ton-téléphone-regarder-tes-mails- répondre-à-tes-mails-parler-à-des-gens-faire-rentrer-des-gens-dans-ton- bureau ; et serrer leurs mains. (Tu peux aussi triturer ton petit ballon de rugby mou)

Des fois, il s'énerve : Frédéric JEAN ne se laisse pas faire. Il n'aime pas qu'on le prenne pour un con, il prend ses grands airs, il coupe la parole, il donne des leçons, il souffle et roule ses yeux tout en se demandant à voix haute comment on peut être aussi désinvolte sur des questions aussi importantes. Il prêche et il parle sèchement, il lâche quelquefois des « c'est grave ».

Tout le monde en a peur et tout le monde le respecte, ses épaules sont larges, il pisse certainement très loin. Frédéric JEAN a une parka grise et une cravate orange sous sa veste jacquard. Frédéric JEAN s'épuise, Frédéric JEAN s'installe, Frédéric JEAN c'est celui à qui on ne la fait pas et Frédéric JEAN sait remettre les choses à leur place. Frédéric JEAN frotte ses mains même s'il ne fait pas froid, c'est sa manière à lui de montrer sa satisfaction.

Frédéric JEAN n'est pas inquiet, il sait mener sa barque. Frédéric JEAN va comme tous les midis au bistrot du coin s'enfiler le plat du jour et revenir sur sa chaise ergonomique en tapisserie de voiture, faire rouler les roulettes et triturer son petit ballon de rugby mou.

Frédéric JEAN c'est le mec qui fait gaffe, sauf quand le transport de fonds recule.

(Bye, bye)

Du vrai, du beau, du bien

L'idée serait de construire un grand chapiteau, avec des tapis au plafond ou d'autres tissus qui s'engouffreraient à la renverse, façon col d'utérus retourné.

L'idée serait de les inviter, tous, à se regarder l'un l'autre, à s'admirer, à s'écouter respirer bruyamment, et marteler encore un peu plus un rythme saccadé.

L'idée serait de monter une cabale pour que, sans exception, le jovial le triste, le beau et l'idiot s'accouplent, du moins en pensée, afin de produire de ces chimères qui, dans leur monstruosité, font sens.

Tu l'entendrais par exemple te parler d'amour comme une collégienne à gros points sur les i. Tu verrais sa bouche de canard mort s'écraser sur sa peau douce. Tu sentirais leur chaleur malsaine, à l'odeur de noisette acide, les cheveux collés de petits garçons jouant au foot. Regarde, je fume.

Puisqu'ils sont morts, tous ces gens.

mercredi 11 mars 2009

Dictature du symbolique

Elle se crée des barrières qui n'appartiennent qu'à elle, et elle souffre.

Tout son quotidien est régi par des lois dont elle ignore l'origine mais qui font corps avec elle.

La loi coule dans ses veines ; et il n'y a rien ici de métaphorique. Il n'y a pas de distance : tout l'atteint. Elle absorbe le monde comme une gifle. Tout est pris au sérieux.

Il faut savoir se tenir, savoir être, savoir faire, savoir vivre. Son existence est une file de frustrations : les choses à ne pas faire, les choses à ne pas dire, les choses à leur place. Elle ne respire pas, elle demande la permission pour respirer ; elle a d'ailleurs toujours du mal. Et elle vit seule comme une vieille fille. Et elle a peur des hommes, qui sont tous des obsédés ; elle ne sait pas si je ris parce que je le pense ou parce qu'elle sait qu'elle est vraiment laide, que tout le monde sait qu'elle est une pauvre gouine renfrognée et qu'elle sait que j'imagine péniblement un homme avoir envie d'elle.

Ce que je sais maintenant, c'est que je ne l'aime pas et que l'attention que je lui porte est de l'ordre de l'habitude et du souvenir ; de l'ordre du confort.

Elle est littéraire et elle n'a pas de livres chez elle, peut-être quelques poches, deux rangées sur une étagère, ceux qui sont au programme, parce que c'est obligé et que les autres sont trop chers. Sur les tranches, les étiquettes jaunes des " occasions ". Sa famille est fortunée, sa famille possède plusieurs immeubles dans plusieurs quartiers parisiens cotés. Elle n'a pas besoin de travailler pour vivre mais elle thésaurise son existence pour pouvoir crever riche. Elle est de ceux qui disent " un sou est un sou ".

Elle garde des choses enveloppées dans du plastique ; il ne faut pas les toucher. Elle ne s'en servira jamais, mais c'est ainsi et c'est comme ça. Et elle se sent " profondément choquée " si l'on désobéit à l'ordre.

Elle ne vit que par la peur, l'appréhension, l'anticipation, les risques qu'il ne faut pas prendre, les précautions qui s'imposent. Elle harmonise les couleurs de ses vêtements : gris noir beige et bleu marine.

Elle dit qu'elle m'aime et que je suis la tornade de sa vie. Moi, je n'en peux plus de la voir, je n'en peux plus de l'entendre et j'ai furieusement envie de baiser, de décharger, de laisser les convulsions de mon sexe me vider la cervelle. Elle, elle n'en a pas envie, vraiment pas (elle souligne) parce qu'elle préfère parler. Elle me demande de comprendre et essaie de passer sa main aux ongles rongés dans mes cheveux. Peut-être essaiera-t-elle aussi de faire un mouvement d'essuie-glace sur ma joue mais je la repousse ; mais je souris.

Elle est chez elle et elle peut fumer - et je peux fumer aussi, quand je le veux, bien sûr. Mais il faut ensuite faire brûler de l'encens, car ses parents peuvent passer à l'improviste et ils n'aiment pas sentir la cigarette dans son appartement. Il faut aussi remplir les cendriers d'eau, ouvrir les fenêtres, il fait terriblement froid mais elle ne met pas encore le chauffage, parce que c'est pas encore la saison ; mais elle le fera bientôt, car sa mère l'a appelée pour lui dire que les températures baisseront ce week-end et qu'elle a le droit d'allumer les radiateurs. Alors elle réfléchira et me demandera mon avis : peut-être juste la salle de bains ? peut-être juste la chambre, un peu avant d'aller se coucher et on éteindra pendant la nuit ?

Je lui dis que je m'en fous et elle le prend un peu mal et elle se tait, et elle se met à parler. Elle parle de sa maladie, elle parle de son trouble dépressif majeur, elle dit qu'elle ressent sa vie comme un film visionné sur un ordinateur sans mémoire. Je ne comprends pas la métaphore et alors elle dit " ça rame ", et elle semble contente.

Alors elle dit tous les droits qu'elle n'a pas et les permissions qu'on lui accorde. Elle n'a pas le droit d'arrêter ses séances de psy, elle n'a pas le droit de ne plus prendre son traitement, car elle n'a pas le droit de se suicider et c'est pour cela qu'on la soigne. Elle dit que tout ce qu'on fait, c'est de la renvoyer dans son existence qui rame, mais qu'au fond, c'est peut-être mieux comme ça car peut-être que comme ça, elle guérira.

C'est tout ce que je lui souhaite. Je souhaite qu'elle se réveille, comme on sort d'une chrysalide. Je souhaite qu'elle se révèle, je souhaite qu'elle chamboule un peu ses peurs. Je souhaite que sa vie connaisse les surprises et le mouvement. Je souhaite lui démonter le crâne à coup de pioche.

mardi 10 mars 2009

Inter partes

Il y a deux millions de héros ordinaires.

Il y a trois cent mille employés invisibles qui gèrent l'eau, l'énergie, les transports et la propreté.

Il y a dix millions de personnes qui croient en la solidarité.

Il y a plus de trente-deux mille conseillers à votre écoute.

Il faut être attentifs, ensemble.

Ils ne veulent pas être des fourmis. Ils ne veulent pas être des animaux de laboratoire. Ils ne veulent pas qu'on les enferme dans des cages ou qu'on leur colle des étiquettes et ils ne veulent pas qu'on les observe. Ils ne veulent pas qu'on les mesure, qu'on les classe, qu'on les mette en rang, qu'on les compte et qu'on les numérote.

Ils sont libres, ils sont tous les mêmes et sont tous différents. Ils s'étalent, ils se touchent et s'observent. Ils ont chaud, froid, faim, ils se plaignent, ils sont heureux. Ils recommandent l'usage de la plus grande discrétion. Ils pensent qu'ils ont raison et que personne ne les prend au sérieux. Ils habitent des appartements, des maisons, des châteaux, des bouts de bois. Ils rient à gorge déployée, ils font des bons mots, ils disent que je l'ai bien cherché. Ils se montrent parfois du doigt, ils se trouvent, ils s'oublient ; se massacrent. Il leur arrive de mentir, par omission. Ils aimeraient bien aussi, mais n'ont vraiment pas le temps. Ils veulent qu'on soit avec eux ou contre eux. Ils font tout ce qui est en leur pouvoir, mais ça va être difficile. Ils ont honte, ils se demandent pourquoi faire ou si c'est bien raisonnable. Ils disent que ça ne pourra plus coller. Ils ont l'impression qu'on leur ment, que finalement rien n'a d'importance et ils peuvent être très tristes. Ils sortent, ils rentrent, ils vont en vacances, grandes transhumances de sacs, de roulettes et de stress. Ils ont des envies, ils décident tout sur un coup de tête. Ils font des breaks parce qu'ils sont épuisés. Ils aiment se poser. Ils demandent la permission : peut-être ou peut-être pas. Ils ont des secrets confiés à des personnes de confiance ; ils sont déçus. Ils réfléchissent à ce qui est bon pour eux ; ils veulent qu'on les comprenne. Ils s'arrêtent et regardent autour d'eux. Ils se mettent parfois en colère et pensent que tout doit changer. Ils s'entraînent, ils se rangent, ils se fixent, ils s'expulsent. Ils n'ont pas besoin de ce qu'on leur propose, car c'est vraiment ce genre de choses qui compte.

Mes enfants s'appelleront ver de terre.

lundi 9 mars 2009

J&M

Il s'appelle Jean-François, mais ses copains l'appellent Jeff. C'est plus moderne, plus américain, plus court. Toujours moins con que Jean-François, en tout état de cause.

Elle s'appelle Marie-Caroline, mais ses copines l'appellent Marika. Un petit air slave, exotique, coquin. Toujours moins laid que Marie-Caroline, c'est certain.

C'est fou comme les parents donnent souvent des prénoms idiots à leurs enfants. Par définition décalés d'une génération et décalés parfois d'un siècle. Surtout les prénoms composés, qui sont doublement idiots avec un trait d'union au milieu de leur idiotie. Mais heureusement, l'homme et la femme modernes ne manquent pas d'imagination pour s'affranchir de l'état-civil. Ils usent avec subtilité et entrain du diminutif.

Jeff et Marika, donc.

Ils vivent ensemble. Pas mariés, non, ils sont aussi modernes que leurs prénoms diminués. Même pas des concubins, des « partenaires », ils ont trouvé ce mot assez cool, très détourné, very tendance. Un pied de nez au système - ah ah.

Jeff dirige une petite boîte de comm'. On dit normalement une entreprise de communication, mais Jeff dit comm', et boîte de comm' bien sûr. Communication, c'est long et c'est con. Jeff préfère économiser sa salive autant que son imagination. Mais pas son sperme, car le fait est que Jeff baise la moitié de ses secrétaires (elles sont quatre, il en baise donc deux). Et même 13% de ses clientes (il en tient la comptabilité exacte), plus exactement de ses « contacts clientèle », généralement des femmes. Jeff est un baiseur. Normal, il dirige une boîte de comm' : chez les humains comme chez les bonobos, le patron s'évertue à monopoliser les culs. Un produit dérivé du pouvoir. Il y songe avec plaisir, en caressant son stylo fétiche, alors que sa secrétaire (qu'il a baisée) s'apprête à lui passer son prochain contact clientèle (qu'il baisera peut-être). Jeff a souvent le vertige devant sa propre existence.

Marika est secrétaire de rédaction dans un féminin. On dit « un féminin » au lieu de dire un magazine à destination des jeunes femmes. Et des moins jeunes, parfois. Le féminin en question se caractérise par la répétitivité et la platitude de ses propos centrés sur trois ou quatre thèmes fétiches : la mode, la beauté, l'astrologie, la baise. En parlant de baise, il se trouve que Marika ne manque pas d'opportunités, car un féminin n'est pas dénué de mâles comme on pourrait naïvement le croire : elle se fait bourrer à l'occasion par le chef de pub, un joli juif aux cheveux frisés quoiqu'aux mains moites, et aussi parfois par le chef maquettiste, autoproclamé « DA », un goy dont la calvitie témoigne d'un excès de testostérone. Elle baise, elle jouit, elle pense en son for intérieur qu'elle est vraiment une femme accomplie. Marika est parfois effrayée par sa propre liberté.

Jeff et Marika se retrouvent, après leurs journées exténuantes, quand ce ne sont pas des séminaires éprouvants ou des bouclages éreintants, et trouvent toujours le temps de se parler. De leur travail, de leurs amis, de leurs voyages, et bien sûr du monde qui leur fait peur : pauvreté, malnutrition, inégalités, réchauffement, guerres... Comment est-ce possible ? N'ayant pas la réponse, ils repoussent chaque jour le problème au lendemain. Manière comme une autre de toujours trouver un commentaire au journal télévisé, avec toujours la même indignation satisfaite et le même étonnement amnésique. Jeff et Marika sont concernés, comme tout le monde. Mais impuissants, comme chacun.

Jeff et Marika ne se marièrent pas, mais eurent tardivement un enfant, par procréation médicalement assistée. Qu'ils prénommèrent audacieusement Zacharian, mais surnommèrent rapidement Zac'. Zac' fut la sagesse de leur seconde mi-temps, le sens de leur existence finissante, la joie de leurs dents fragiles, la lumière de leur peau fripée, l'apaisement de leur crépuscule. Ils ne baisaient plus guère, en ces temps déclinants. Et au travail, de jeunes loups et louves aux dents plus longues les avaient supplantés. Zac' comblait le vide.

Jeff et Marika furent heureux. A la hauteur de leur bonheur. Zac' est désormais le seul héritier de leurs existences. Jeff est mort à 75 ans d'un cancer de l'intestin. Marika à 82 ans, à l'issue d'un Alzheimer. Jeff et Marika sont incinérés. Chacun peut vomir sur leurs cendres, dispersées à leur romantique demande au pied d'une statue du jardin du Luxembourg.

Flush

Et je tournais, tournais tournais autour de toi à m'en donner le vertige. Pour te laver, tu buvais de l'eau sale et j'en recrachais les grumeaux. Réglée, l'existence passait pleine de codes et de règles et de papier à musique griffonné. Dans l'antre, il faisait toujours chaud puisque le bonheur dégoulinait à s'en crever les tympans. Comme dans des aquariums avec des bulles et des poissons suceurs pour nettoyer les restes (ceux-là s'appellent pterygoplichthys pardalis). Les escargots et les brins d'herbe, le vent, les feuilles qui tombent et qui repoussent un peu plus l'échéance où on se dit qu'il n'y a pas de limite, au mieux des automatismes et des levers de mains.

C'était le temps des oraisons du temps qui passe ; des certitudes. J'avais soif et froid et faim et les voies sans issues se multipliaient au rythme des répétitions à s'en cogner le crâne contre les murs. Tu t'amusais tellement tant tout était paisible. Les miettes on les retourne toujours sous le tapis à la balayette. Beau fixe au chenil.

Les graines tu les récoltes deux fois par ans, puis tu les replantes à mesure de l'arrachement primordial. Faire payer un peu plus les perspectives et les libertés où personne ne t'oblige à rien. Liquidités et tambour qui tape un peu plus ma peau dans tes rêves de grandeur avortés. Les cafards se remettent toujours à la surface, parce qu'on reprend tous peu à peu sa respiration ; un jour ou l'autre.

Pas de surprise si rien ne s'édicte à l'avance. Tu programmeras à l'arrache - un meuble puis deux puis trois cadence parfaite. Tu feras des listes des choses qui t'arrangent, le reste entre parenthèses. Torpeur dissoute du sans dessus dessous et des cris d'orfraie. Abattre les montagnes et accoucher les souris rectilignes ; tu auras réponse à tout. Joyeux et joyeuses s'en donneront à coeur joie dans le bataillon final : tout s'arrangera puisque c'est toujours le cas.

Escarmouche quand le rythme s'accélère si tu ne tiens plus les baguettes bien droites. Empaquetage des misères et des bas filés. J'humecte à pieds joints pour ne plus avoir à me dire comment faire pour que tout change. L'archet se pousse et se tire, c'est de la grandiloquence pour moineaux.

Evidemment car il y avait tant de choses bien là-bas. Coda, codage et point d'orgue ; et toujours quelqu'un pour piailler. Quand le silence revient, tout le monde se retourne.

dimanche 8 mars 2009

Drifting

Aïe

Il possède un module dans son cerveau qui fait que ceux qui ne pensent pas comme lui ont tort, ou n'existent pas, ou se trompent.

Aïe, aïe

La définition même d'un enfant, c'est d'être chiant. Si un enfant n'est pas chiant, on dira qu'il est mûr (pour son âge)

Aïe, ah, ah

Il ne ronfle pas, mon homme, il me bat le rythme de ma nuit. C'est pour cela, aussi, que je l'aime.

(sifflement)

Il y a une rue, à Nice, qui ressemble à une autre à San Francisco. Il est d'ailleurs recommandé de la prendre en marche arrière.

Mais aïe ! non ! arrête !

Tu es satisfait, content, tu te grattes la panse. Ton rire ressemble à celui du père noël. La vérité nue fait peine à voir. Renverser le ciel, que ça bouge, barrer l'ennui, alors tu fais des billets d'humeur et tu montres au monde si ça va, ou pas. Et les gens te lisent, c'est ça le pire.

Oh ?

Mais arrête d'en manger ! Tu manges juste ça et voilà. Bon, je me suis trompé, j'arrête.

La pièce est rouge, tapissée d'une sorte de moquette à mur et à rayures, très napoléonien comme style avec les miroirs en bronze et le grand lit grelot, les tapis riches et sales. Tous petits luxes. Le vieux entre. Le vieux du genre vieux qui sent, vieux qui colle dans son pyjama, vieux qui colle des cheveux, vieux qui croûte du cuir chevelu, vieux gras, vieux laid, vieux con, vieux décati, vieux qui crépite, vieux qui tarde à crever, vieux qui reste.

Tain, j'ai faim. Y a pas que ça pour la compote ? Il manque des pommes.

Le vieux qui se vautre dans sa merde, un grand vieux qui se voûte pour ne pas se cogner aux moulures du plafond. Le vieux, on se rassemble autour du vieux, on boit, on raconte les légendes de la famille, les histoires de la famille, les mariages ratés et les cocufiages, et on rit dans la famille du fils qui a fait banqueroute ; parce que ça reste entre nous.

La pièce est bancale.

C'est un vieux français à la peau polonaise, aux attaches lourdes et aux ongles trop longs pour son âge ; ses fleurs de cimetières ne palpitent plus, elles attendent. Moi, j'ai des seins et la peau douce, le vieux me pelote les fesses sous le drap et sifflote. Je ne dors pas, je me débats entre deux sommeils. Plus je lui échappe, plus je lui plais, au vieux. Tout à l'heure il me fera un massage avec ses doigts aux restes de cuisses de poulet.

Tu mettras la table, et les assiettes.

Le vieux pense m'attraper de ses bras qui pendent. Il ne peut plus bander, le vieux, même si sa bite est encore grosse sous son slip blanc qui bouloche. Il ne peut pas faire son adieu à sa vie tout seul, le vieux, il s'accroche et il remonte le drap, il appuie sur mon dos avec son souffle mélangé de café au lait et de médicaments lasses entre les creux des chicots. L'épave. Il ne jute pas, le vieux, c'est de la crasse qui coule.

Si tous les gars du monde voulaient se donner la main, il suffirait juste de deux doigts ; dans une prise de courant.

Subhuman

Elle, c'est Roselyne, avec un « y ». Roselyne elle pourrait venir des Yvelines si elle ne travaillait dans le Val de Marne. Roselyne, elle y vit aussi. Dans un ensemble de pavillons tous les mêmes collés à touche-touche, les pavillons sans âme, les rues piétonnes avec des voitures dessus, parfois ; la banlieue pavillonnaire, la zone 30 et les dos d'âne. Les halls d'entrée qui sont des halls d'immeuble, les rues qui sont des impasses et qui ont des noms de fleur, les bruits de clés le matin et les moteurs qu'on fait chauffer, s'il fait trop froid. Les cris et les bonjours en rond, on est en retard et il faut emmener les enfants à l'école même s'ils n'ont pas terminé de lacer leurs chaussures. Roselyne, ça pourrait être une petite personne, une personne sans prétention dont personne ne devrait se moquer mais plutôt prendre de la graine. Roselyne la vie simple, Roselyne la vie dure, Roselyne le coeur simple, Roselyne la fêlure. Roselyne, elle pourrait aller faire ses courses au supermarché une fois par semaine, toujours le même jour, car c'est celui-là qui va, c'est celui-là qui colle et qu'elle organise en fonction des emplois du temps qu'elle gère - en plus du sien. Roselyne et les migrations pendulaires, Roselyne et les grèves du secteur public, Roselyne et les réunions de parent d'élève, Roselyne et le syndicat des copropriétaires, Roselyne et le contrôle technique.

Roselyne pourrait avoir l'haleine qui sent le yaourt au citron. Roselyne, elle serait honnête et ne demanderait rien. Roselyne, elle aurait épousé un chauve avec trois poils en épi sur la tête et remplirait des grilles de Sudoku. Roselyne, ça lui arriverait quand même d'être agacée et Roselyne aurait alors envie d'écrire des lettres aux administrations concernées. Roselyne, elle pourrait prendre une fois n'est pas coutume les gens à témoin et signer des pétitions.

Mais Roselyne en vrai, elle s'impose, Roselyne elle parle fort, elle gouaille, elle racle. Roselyne c'est la grosse pas belle fière d'elle, Roselyne elle en rajoute. Roselyne elle dit des choses comme « j'avais la tête dans le cul, j'étais black et decker ». Roselyne, elle pense qu'il ne s'agit pas d'être défaitiste, mais d'être prévoyant. Roselyne elle croît, elle se multiplie, Roselyne elle se dédouble et Roselyne me rend malade avec toutes ses maladies. Roselyne compte, calcule, Roselyne elle analyse. Mais Roselyne, des fois, elle a juste besoin de chaleur humaine et elle se ramasse que des chiens écrasés (Roselyne dit « cassos' »). Roselyne, à un moment de sa vie, elle ne savait pas vraiment ce qu'elle voulait et c'était un Belge, à Levallois. Roselyne, elle ne connaît pas cette fille mais elle a l'impression qu'avec elle, tout va bien et tout ne va pas bien, Roselyne. Roselyne ne sait pas, il a parlé si vite mais Roselyne pense qu'il s'est acheté la BM. Roselyne risque tout pour le tout, coûte que coûte et quoi qu'il en coûte. Roselyne Olala, Roselyne ce mec il est vraiment sympa. Roselyne, elle n'a pas des habitudes mais des impératifs de vie.

Et le sucre s'appelle Gilbert.

samedi 7 mars 2009

Divertimento

Il me dit avoir 46 ans, c'est la première chose qu'il dit. Il dit avoir un bon job dans l'audiovisuel. Il dit être divorcé : son ex la pompé jusqu'à la moelle. Il rit. Il dit ne sortir désormais qu'avec des filles de 20 ans, 25 ans au maximum, jamais plus de 30 ans. Il rit et il dit que sortir ça ne veut rien dire, parce qu'en général, c'est rentrer qu'il fait. Là, il attend que je rie.

Il en a marre et il ne veut plus se prendre la tête.

Je dis : marre de quoi ?

Des femmes, des problèmes des femmes, des femmes qui veulent se marier, des femmes qui veulent s'engager, des femmes qui veulent qu'on leur reste fidèles mais qui ne veulent pas baiser ; des femmes qui veulent qu'on leur fasse des enfants.

Il en a soupé de tout ça, ça pouvait lui convenir quand il avait 20 ans, en fait, non, ça ne lui convenait pas, c'est ce qu'il voulait, mais aujourd'hui, il s'est bien rendu compte que c'est de la bonne blague.

Je dis : de la bonne blague de quoi ?

Le mariage, les enfants, cette espèce de bonheur obligatoire, c'est tellement pitoyable et ça se termine toujours en couille à cause d'une connasse qui te fait chier pour tous les compromis qu'elle s'est imposés à elle-même ; et mes enfants me détestent.

Heureusement qu'il y a des filles comme moi.

Plus tard, il lui dira que les filles aujourd'hui sont toutes des putes. Il lui dira que toutes les filles se croient dans des films pornos. L'autre jour, j'en lève une et l'emmène à l'hôtel. Elle lui dira que lever, c'est moyen. Elle lui dira que c'est un peu bizarre la façon qu'il a de parler de ses conquêtes. Il lui dira qu'il s'excuse. Mais il lui demandera de comprendre, que ces filles ne se respectent pas, alors, il ne va pas les respecter, qu'elles ont au fond un problème de confiance en elles pour coucher, comme ça, avec le premier venu. Elle lui dira (elle lui fera remarquer) qu'il n'est pas le premier venu. Il lui dira que ce n'est pas de lui qu'il parle, mais qu'il est bien conscient que si ça marche comme ça avec lui, avec les autres, ça doit être pareil, et ça doit peut-être même être pire. Elle lui dira qu'il l'amuse. Elle lui dira que cette façon qu'il a de faire son jeune homme à 46 ans, comme ça, d'avoir une seconde vie, ce n'est pas donné à tout le monde, et elle lui demandera de terminer l'histoire. Il lui dira qu'arrivés dans la chambre d'hôtel, elle a proposé au garçon d'étage de rester avec eux. Alors elle ne rira pas, elle gloussera, elle manquera même de s'étouffer, elle lui dira que ce n'est pas possible de raconter des trucs comme ça. Elle le dira certainement à ses amies ; plus tard. Voire à des gens qu'elle ne connaît que depuis quelques minutes. Le mot sera lancé.

Heureusement qu'il y a des filles comme moi. Des filles qui n'ont peur de rien. Des filles qui n'ont aucun tabou. Avec son ex, c'était juste la croix et la bannière pour qu'elle lui taille une pipe. Elle était féministe et frigide. Enfin, ce qu'il veut dire, c'est qu'elle l'est encore, et son compte en banque le sait bien qu'elle n'est pas crevée. Ca, c'est bien la pire espèce.

Je dis : j'aimerais qu'on en finisse, ou au moins, qu'on commence.

Il dit qu'il s'excuse mais qu'il n'a pas de liquide aujourd'hui et demande si j'accepte les chèques. Je crois qu'il a vraiment envie de pleurer.

Eclatement


Du lundi au vendredi, la vie au bureau était simple.

Il s'agissait de répéter des tâches, en s'écartant au minimum des habitudes acquises, celles qui garantissent le confort et la sécurité. Il s'agissait de respecter les codes hiérarchiques en vigueur, ceux qui permettent aux groupes de vivre en paix. Il s'agissait de concentrer ses neurones sur des écrans de pixels, des morceaux de papier, des litanies chiffrées, des mots abstraits, des réunions de personnel, des stages de formation - tout ce qui fait qu'une croissance harmonieuse engage inévitablement un capital humain.

Et puis, tout au long de ces semaine après semaine, un lancinant refrain montait de la bouche des collègues :

« Ce week-end, on va s'éclater ».

Les mâles mettaient toujours plus d'insistance à vanter cette perspective libératrice ; ils se permettaient même des œillades lubriques lors de la pause déjeuner. Au fond, les femelles n'étaient pas en reste, même si elles conservaient une petite discrétion de principe, ne serait-ce que pour entourer d'un désirable halo de mystère leur future soirée transparente du samedi.

« Ce week-end, on va s'éclater ».

Alain méditait la formule en rentrant chaque soir dans son appartement de célibataire, au huitième étage d'un immeuble sans balcon. De fait, il observait la nuit d'autres immeubles sans balcon et constatait aux fenêtres allumées de plus en plus tard à mesure que s'écoulaient les jours combien l'imminence du week-end éveillait l'envie de s'éclater.

Vint un samedi soir d'hiver où Alain se décida. Exceptionnellement, il commanda et se fit livrer à domicile deux pizzas bien garnies, des ailes de poulet cuites à la sauce barbecue, une bouteille de Chianti. Un véritable festin, qu'il dévora avec méthode et lenteur. Après quoi il dénicha au fond d'un placard un vieux fond de chartreuse en guise de grappa.

Le repas achevé, la vaisselle lavée et le ventre bien lourd, Alain traversa son salon-cuisine, ouvrit la fenêtre de son appartement, se hissa à son rebord et plongea dans le vide.

Quelques minutes plus tard, deux passantes un peu ivres découvrirent en hurlant son corps disloqué.

Ce week-end, Alain s'est bien éclaté.

La vache

Dans la nuit, des cris terrifiants parviennent à nos oreilles ; enfin aux miennes. Une colline et un hangar allumé. Des vaches, ça beugle.

Il est assis sur un transat fait par des artisans du monde (dégoté au marché pour rien), il a mangé du porc bio qu'il a cuit au barbecue (parce que c'est simple et sain), saucé son assiette avec du pain bio (sa femme l'a pétri toute l'après-midi), bu du vin bio sans soufre (j'ai mal au crâne).

Il profite des vacances, écarte les jambes mais ne fume pas, parce que sa femme est enceinte ou que ses enfants sont trop petits. Un peu plus tard dans la soirée, peut-être.

Il pourrait s'appeler Marc, Jean-Luc, Laurent, Thierry, Stéphane - c'est un homme de son temps. Il pourrait être patron d'une PME de province, cadre dans une multinationale à Paris, professeur de lettres et responsable d'un atelier théâtre en banlieue, avoir une voiture de fonction, prendre le métro avec une carte orange. Il pourrait avoir une famille, trois ou quatre enfants, une épouse qui ne travaille pas et qui sourit - elle était institutrice et elle milite pour l'école à domicile. Il pourrait avoir beaucoup d'amis, des dîners en ville ou à la campagne, comme ce soir, parce qu'on est intimes et que c'est les vacances. Il pourrait avoir des responsabilités, se tâter à la politique à un niveau local : chasse pêche et traditions, MPF, être élu des parents d'élèves, siéger au conseil d'administration du lycée, lutter dans une association contre la précarité, faucher des OGM, distribuer de la soupe populaire.

En tout cas, il se pose les bonnes questions aux bons moments. Ces vaches qui beuglent, il doit y avoir une raison.

C'est parce qu'ils séparent les femelles des petits, dit la femme, car c'est la voisine qui lui a dit, c'est une ancienne agricultrice. Et tout l'été ce sera la même chose, parce que sinon elles font moins de lait, ou trop, enfin quelque chose qui n'est pas bon pour le rendement de l'homme qui élève les vaches.

Il se lève et regarde vers le hangar, ferme certainement un peu les yeux pour voir plus loin, mais ne met pas sa main sur son front car il fait nuit. Respire et lève ses épaules. Alors il fait part de toutes les responsabilités qu'il a, que ça va se savoir dans le village, que personne n'achètera plus sa viande ou son lait à cet homme qui élève ses vaches qui beuglent dans ce hangar. On pourrait même penser à s'organiser. Faire des autocollants. Distribuer des tracs. Il dit :

Je vais lui pourrir la vie à ce type.

Humanisme

Ça siffle, c'est trop cuit, dring dring et ta cervelle hurle tellement que tu aimerais bien te disséquer le crâne pour voir si ça passe. Expérimenter de-toi même, mettre les doigts dans la prise, sauter du balcon, prendre des risques – comme c'est excitant. Comme tout cela anime une minable vie sous blister. Comme tout cela te donne l'illusion de faire des choix, comme tout cela t'englue, comme tout cela mâtine ton quotidien d'une odeur de vache maigre. Comme tout cela vacille et comme tout cela scrute. Et ce n'est pas comme si personne ne t'avait prévenu. Ah bah ça non. Mon con.

Le plus important est que cela te donne des excuses, des excuses pour enfiler des perles et enfoncer des portes. Ne parlez pas aux gens, ça les nourrit, ne parlez pas aux cons, ça les instruit ; et au final ça rend fou. L'essentiel est de savoir où tu vas, ah ah, de te donner les moyens, oh oh, d'avoir des repères, bien sûr, de savoir qui tu es, encore. Ce que tu veux et connaître tes objectifs.

Et tout tape du rythme lourd et gras de la bêtise, avec les effets de souffle et les lèvres pincées. Les sourcils froncés, le cul de la bouche en avant, les narines retroussées, le poing sur la table. Tout se mélange et s'amollit, énorme camion-benne d'existences superflues – parasites. Je pourrais m'arracher la tête à deux mains, je pourrais déposer ses entrailles en collier, je pourrais vous dire bravo et vive la mort.

Deux petites coquilles en roue libre dans le coffre, se cognent l'une à l'autre sans qu'aucun son ne sorte. Ça pourrait être de la pâte à modeler, ce n'est que de la merde.


Au bûcher

Si les choses avaient été autrement, tu n'aurais rien dit. Tu aurais fait comme d'habitude, la cervelle vidée de sens et de mots, tu aurais continué comme si de rien n'était et tu n'aurais surtout pas réfléchi.

Poursuis ta conquête, lui dit-elle. Car il en a toujours été question et ce n'est pas une surprise. On peut réussir à tout dire avec un vocabulaire simple : il ne fait qu'une escale, les choses ne sont pas appelées à durer - s'il n'y est pas disposé. Il décide et elle attend, elle tourne en rond, elle se demande ce qu'il a bien pu faire puisque les plus petits détails de son quotidien lui sont ainsi destinés. Elle pourrait se rebeller et faire une crise, dire que le monde ne tourne pas autour de son nombril, même si dans le cas présent elle donnerait tout pour ce nombril. C'est une vibration des murs, ce n'est pas ton téléphone qui sonne.

Tu n'es pas à l'aise, tu en suffoquerais même dans ta chemise de nuit. Tu te cognes contre les murs. Certes tu pourrais essayer de te contenir et de te rattraper. Prendre sur toi.

Avant, elle avait des théories. Elle arrêtait les conversations, elle demandait pourquoi tel terme et pas un autre, avez-vous bien conscience du pourquoi et du rapport de domination. Des individus elle disait, pas des sexes, elle s'attachait à des personnes, elle disait, pas à des genres culturellement déterminés. La réponse à tout, elle avait, et jamais prise de court, elle parlait tellement. Puis elle en a bouffé du sentiment, esclave est-elle devenue abdiquant sa liberté, cette fameuse individualité dont elle faisait ses choux gras, elle s'est donnée tout entière et tout entière elle s'est tournée vers ses moindres désirs. Dans les plus petits détails, subrepticement, sans faire attention et c'est venu comme ça et c'est devenu sa raison de vivre. La voix grave, la grosse bite, le pragmatisme et la prise des choses en mains - elle suivait.

Parce qu'il pense que c'est un connard, il appuie avec ses lèves sur les consonnes et sa langue est tendue vers l'accomplissement du mot. Le cerveau qui recommence à se remplir à tout petit débit.

Il lui fait croire qu'il va rester pour elle, pour qu'elle le pousse à partir. Il imprime l'illusion qu'il se sacrifie (au fond) parce qu'il l'aime et qu'il ferait tout pour la rendre heureuse. S'imbriquer dans les plus petits détails de son quotidien, c'est ce qu'il veut et il veut la protéger (il fait ça pour son bien). Sur elle repose maintenant la responsabilité de ses échecs futurs. Alors elle calcule le filigrane en quatrième vitesse, sûr qu'au bout d'un moment il va se faire chier car c'est inscrit dans ses gènes, il ne peut rester en place, il a besoin de se sentir utile, initier des projets dont il ne verra jamais le bout. Les plus petits détails du quotidien lui seront vite insupportables, surtout quand elle aura la chatte sèche. Il tape avec son bâton, bat la mesure, elle se mure et elle fait la belle, la forte et il part.

Tu ne lui demandais rien, il n'y avait pas à avoir peur et tu n'allais pas t'accrocher, tu ne voulais pas de jalousie et de fidélité, tu ne voulais pas qu'il t'attende et que tout tourne autour de ton nombril, tu ne voulais pas que le moindre détail de ton quotidien devienne une matière à s'ouvrir les veines. Tu ne voulais pas qu'il te remplisse la cervelle et te dire de parler.

Tu as beau toujours sauter plus haut, tu retombes toujours sur le cul.

Certitudes

Assis dans les replis du canapé, il contemplait l'existence avec la précision certaine d'un chat égorgé. Trois sacs à midi, quelques miettes ce matin et une longue soirée d'atermoiements (ça occupe). Replet de soieries, de fastes et d'incongruités.

Il observait les autres du coin de l'œil, y allait de ses conseils et de ses objections. Ma vie c'est de la merde, je le sais, tu n'as pas à la prendre en exemple. Du sable avec tes mains trouées, ça glisse, mais le temps passera toujours. Il se réveillait et il comptait : quatorze ans et les choses qui changent, les envies qui s'affadissent, les dialogues impossibles, les cris, les chantages. L'homme de la maison s'était mis à clignoter, à vivre en intermittences de sens bon, c'est le pas cadencé de la touche d'ivoire et de l'éponge qui sèche.

C'est moi qui suis allée à la sortie du cours de piano pour la chercher et tu n'es même pas foutu de dire à ta mère de la garder ce soir ? A quoi bon tous ces sacrifices et ces attentes et ces faire la bonne figure ?

Il avait attendu les tests, les éjaculats dans des tubes, les Playboy racornis d'une décennie (au mois). Il n'avait pas arrêté le jour venu. Il avait tenu la main des stimulations ovariennes, des fausses couches tellement injustes qui font que tout recommence. L'assurance et les prétentions.

Elle tournait en rond et revenait sur elle-même, cinq à six fois de suite, faisait mine de partir et tendait inexorablement son buste d'autruche vers ce qui pouvait la retenir. Annuler la démarche hésitant à se défendre, remettre les choses en place, penser à quelque chose qui fait faire autre chose, se soulager et surtout ne jamais franchir la porte.

Les cordes molles ne résonnent pas des masses.