vendredi 4 septembre 2009

Canevas

Sur les bulletins scolaires, les professeurs notaient toujours un « mais » - « brillant mais bavard », « notes RAS mais comportement à revoir », « les résultats sont excellents comme toujours, mais la discipline exécrable, comme toujours... », etc. Il pouvait s'en souvenir aujourd'hui, des décennies plus tard, parce qu'il les avait tous gardés dans des boîtes à chaussures, des coffres à jouet, des cantines de l'armée. Une tonne de souvenirs en papiers et en piles qu'il mettait un point d'honneur à conserver, coûte que coûte, avec leur place de choix dans tous les déménagements, les premières choses qu'il vérifiait à l'arrivée, n'y dérogeait pas.

Parce que les souvenirs, l'enfance, tout ça, ça lui tenait à cœur. Sa famille était loin d'avoir été parfaite : un père hiératique, autoritaire et scientifique, une mère bipolaire, folle et méchante à ses heures, faible et touchante à d'autres. Il l'aimait terriblement, détestait son père, accusait sa froideur, la tenait pour responsable de tous ses maux, y compris le deuil de sa mère, partie « trop tôt » d'un cancer aux allures de suicide. Par sa faute et du haut de son égoïsme, elle qui était si pleine de vie et si spéciale, elle s'était sacrifiée pour lui, pour rien. Mais il ne voyait pas, dans sa fantasmagorie nostalgique, cette vie banale de mère au foyer dépressive, signant des bulletins de notes le regard vide et la main molle de ceux qui n'en ont rien à foutre.

Oui, comme tant d'autres femmes avant elle et ensuite, elle s'était attachée à l'homme qui l'avait mise enceinte, à peine sa majorité consommée. Sans contraception, sans idée même d'un choix possible, elle s'était acharnée des années durant à élever les enfants qu'elle ne désirait pas, s'évertuant aussi, à l'aide d'un speculum, d'un miroir de dentiste et d'une aiguille à tricoter vite stérilisée sur flamme, à viser le petit trou de l'œil, au fond, qui, une fois crevé, lui offrait quelques mois de sursis en guise de cicatrisation. Cinq enfants plus tard et stérile à 37 ans, elle s'était faite au diagnostic pessimiste d'un lymphome agressif – et laisser mourir sur un lit d'hôpital de banlieue, dégoisant encore et encore sur tout ce que sa vie n'avait pas été.

Voilà pourquoi il ne voulait pas d'enfant, voilà pourquoi il lui répétait à longueur de trimestre, tantôt l'air embué, tantôt l'air dur et tranchant. Il lui expliquait qu'il fallait être taré pour mettre un enfant au monde. Que les enfants étaient malheureux - ou finissaient malheureux. Qu'il n'était pas prêt, et ne savait s'il pouvait l'être un jour. Que non, et qu'il fallait s'y faire.

Puis elle arriva le retard à la ceinture, avec un air de chien battu à faire pleurer les pierres. Protestant aussi qu'elle n'était plus toute jeune. Que c'était maintenant ou jamais. Avec lui ou sans lui. Il s'y résigna, son bonheur enflant à mesure que les semaines passaient. Mais au bout du cinquième mois, c'est la poche des eaux qui décida de faire des siennes.

Il déclara la perte à l'état-civil, lui donna un nom, l'enterra. Il voulait faire les choses en grand, avec cérémonie. Et consulter, chaque année, ces bulletins scolaires qui n'existeront pas.