mercredi 11 mars 2009

Dictature du symbolique

Elle se crée des barrières qui n'appartiennent qu'à elle, et elle souffre.

Tout son quotidien est régi par des lois dont elle ignore l'origine mais qui font corps avec elle.

La loi coule dans ses veines ; et il n'y a rien ici de métaphorique. Il n'y a pas de distance : tout l'atteint. Elle absorbe le monde comme une gifle. Tout est pris au sérieux.

Il faut savoir se tenir, savoir être, savoir faire, savoir vivre. Son existence est une file de frustrations : les choses à ne pas faire, les choses à ne pas dire, les choses à leur place. Elle ne respire pas, elle demande la permission pour respirer ; elle a d'ailleurs toujours du mal. Et elle vit seule comme une vieille fille. Et elle a peur des hommes, qui sont tous des obsédés ; elle ne sait pas si je ris parce que je le pense ou parce qu'elle sait qu'elle est vraiment laide, que tout le monde sait qu'elle est une pauvre gouine renfrognée et qu'elle sait que j'imagine péniblement un homme avoir envie d'elle.

Ce que je sais maintenant, c'est que je ne l'aime pas et que l'attention que je lui porte est de l'ordre de l'habitude et du souvenir ; de l'ordre du confort.

Elle est littéraire et elle n'a pas de livres chez elle, peut-être quelques poches, deux rangées sur une étagère, ceux qui sont au programme, parce que c'est obligé et que les autres sont trop chers. Sur les tranches, les étiquettes jaunes des " occasions ". Sa famille est fortunée, sa famille possède plusieurs immeubles dans plusieurs quartiers parisiens cotés. Elle n'a pas besoin de travailler pour vivre mais elle thésaurise son existence pour pouvoir crever riche. Elle est de ceux qui disent " un sou est un sou ".

Elle garde des choses enveloppées dans du plastique ; il ne faut pas les toucher. Elle ne s'en servira jamais, mais c'est ainsi et c'est comme ça. Et elle se sent " profondément choquée " si l'on désobéit à l'ordre.

Elle ne vit que par la peur, l'appréhension, l'anticipation, les risques qu'il ne faut pas prendre, les précautions qui s'imposent. Elle harmonise les couleurs de ses vêtements : gris noir beige et bleu marine.

Elle dit qu'elle m'aime et que je suis la tornade de sa vie. Moi, je n'en peux plus de la voir, je n'en peux plus de l'entendre et j'ai furieusement envie de baiser, de décharger, de laisser les convulsions de mon sexe me vider la cervelle. Elle, elle n'en a pas envie, vraiment pas (elle souligne) parce qu'elle préfère parler. Elle me demande de comprendre et essaie de passer sa main aux ongles rongés dans mes cheveux. Peut-être essaiera-t-elle aussi de faire un mouvement d'essuie-glace sur ma joue mais je la repousse ; mais je souris.

Elle est chez elle et elle peut fumer - et je peux fumer aussi, quand je le veux, bien sûr. Mais il faut ensuite faire brûler de l'encens, car ses parents peuvent passer à l'improviste et ils n'aiment pas sentir la cigarette dans son appartement. Il faut aussi remplir les cendriers d'eau, ouvrir les fenêtres, il fait terriblement froid mais elle ne met pas encore le chauffage, parce que c'est pas encore la saison ; mais elle le fera bientôt, car sa mère l'a appelée pour lui dire que les températures baisseront ce week-end et qu'elle a le droit d'allumer les radiateurs. Alors elle réfléchira et me demandera mon avis : peut-être juste la salle de bains ? peut-être juste la chambre, un peu avant d'aller se coucher et on éteindra pendant la nuit ?

Je lui dis que je m'en fous et elle le prend un peu mal et elle se tait, et elle se met à parler. Elle parle de sa maladie, elle parle de son trouble dépressif majeur, elle dit qu'elle ressent sa vie comme un film visionné sur un ordinateur sans mémoire. Je ne comprends pas la métaphore et alors elle dit " ça rame ", et elle semble contente.

Alors elle dit tous les droits qu'elle n'a pas et les permissions qu'on lui accorde. Elle n'a pas le droit d'arrêter ses séances de psy, elle n'a pas le droit de ne plus prendre son traitement, car elle n'a pas le droit de se suicider et c'est pour cela qu'on la soigne. Elle dit que tout ce qu'on fait, c'est de la renvoyer dans son existence qui rame, mais qu'au fond, c'est peut-être mieux comme ça car peut-être que comme ça, elle guérira.

C'est tout ce que je lui souhaite. Je souhaite qu'elle se réveille, comme on sort d'une chrysalide. Je souhaite qu'elle se révèle, je souhaite qu'elle chamboule un peu ses peurs. Je souhaite que sa vie connaisse les surprises et le mouvement. Je souhaite lui démonter le crâne à coup de pioche.