lundi 11 mai 2009

Renvoi

Globalement, le mois de mai n'a aucun intérêt. On voudrait faire ce qu'il nous plaît, on tomberait toujours entre deux ponts, trois RTT, celles qui accouchent, les autres qui se marient (sans oublier l'enterrement des vies de jeunes, garçons ou filles, parce qu'une fois marié, on devient vieux - c'est la définition) ; il y a ceux aussi qui, une fois reproduits, se disent que c'est toujours mieux de passer par la case baptême (ce n'est pas vraiment quelque chose de religieux mais ça permet de rassembler toute la famille) ; il y a aussi des anniversaires ; il y a aussi des déménagements.

Et tout ce monde là se dit qu'en mai, c'est l'idéal, vu justement qu'il y a les ponts, les RTT, etc., que finalement personne n'a vraiment rien à faire et, en ce sens, tout le monde est libre. Et tout ce monde se dit que vous allez être invité, puisque c'est la règle du vivre-ensemble qu'à ce genre d'événements, réguliers ou ponctuels, on invite sa famille ou ses amis.

Lui, il se dit qu'il va faire quelque chose d'original, d'un peu fou, qu'il faut savoir se lâcher, surtout devant les enfants, parce qu'après on devient trop sérieux et finalement, on perd toute crédibilité. Il se dit donc qu'il va emmener sa famille (une femme, quatre enfants, de 0 à 8 ans), celle d'un ami de longue date (une compagne - il est divorcé, pas remarié, parce qu'on ne l'aura pas deux fois - et deux enfants, de 12 et 16 ans), et un ami seul, qui est super sympa, on ne sait pas trop pourquoi il est seul, d'ailleurs ; mais c'est comme ça. Il se dit donc qu'il va profiter d'un de ces longs week-ends de mai pour emmener tout ce beau monde à la fête foraine. Pas n'importe laquelle de fête foraine : la fête foraine de province, la place du marché, les forains qui ont encore le sens de l'amusement et pas seulement celui de l'argent, les pas encore trop de bandes de jeunes un peu trop remuants, un peu trop bourrés ou un peu trop arabes, et tout le monde en a pour son compte, les petits comme les grands. Il aime bien prendre des initiatives, il a des enfants en bas âge, il est très soucieux de sa crédibilité.

(La compagne de l'ami de longue date n'en a pas encore, des enfants, et elle ne sait pas si l'ami de longue date lui en fera, même si c'est encore trop tôt - dans leur relation - pour y penser, alors elle s'extasie sur ces enfants en bas âge qui deviennent dans sa bouche des bambins, des bout'chou, des bouts d'homme. Il lui arrive même d'ébouriffer des têtes, de pincer des joues, de taper des fesses. Elle ne sait pas trop d'où ça lui vient, la compagne de l'ami de longue date, tous ces gestes automatiques, non réfléchis, non conscients ; et normaux au fond. C'est qu'elle doit l'avoir, l'instinct maternel, la compagne de l'ami de longue date, car elle veut finalement en avoir, des enfants).

Lui, il est ravi. Tout le beau monde invité et rassemblé se promène dans la fête foraine. Se promener, ça n'a rien à voir avec la marche, il n'y a pas de but à atteindre, pas d'horizon, pas de destination, juste un rythme à respecter, un rythme lent ; lancinant. La marche permet de prendre son temps, de prendre le temps d'être ensemble, de se parler, de regarder alentours, de mettre ses mains dans les poches et de balancer ses jambes, un peu comme au pas de l'oie, mais non, pas du tout et pas vraiment, parce qu'on est des humanistes et qu'on déteste les militaires. Les deux enfants de l'ami de longue date peuvent être en retrait de la troupe et se foutre de sa gueule, il l'ignore, il est ravi, il est avec ceux qui comptent pour lui et ça lui suffit. Il dore le blason de sa crédibilité.

Alors il se dit que se promener c'est bien, mais qu'il faut aussi profiter de l'essence de la fête foraine, de ce qui fait l'un peu fou de son initiative, ce qui fait son originalité : il faut savoir se lâcher et prendre part aux attractions : « Qui veut faire la chenille ? ». La troupe se rassemble et conciliabule, se concerte, donne ses sentiments et ses opinions. La femme, non, elle préfère vous regarder, elle a les petits, ça doit être trop violent pour eux. Alors lui, il se dit que sa crédibilité passe par aller demander au forain son avis, et le forain avise que les enfants de moins de 5 ans ne doivent pas monter sur ce manège, ce n'est pas que ça soit trop violent mais c'est qu'ils peuvent glisser sous la barre en fer faisant office de sécurité, c'est qu'ils peuvent se retrouver sur les rails, et, tendrement, se faire broyer par les wagons (ça il ne le dit pas, et je ne sais pas même s'il le pense, au fond).

Alors la femme restera avec les bambins, bout'chou, bouts d'homme. La compagne de l'ami de longue date fait état de son souhait de l'accompagner, mais non, car il dit qu'il faut que tous, ensemble, ils fassent cette attraction, qu'ils vont tous, ensemble, bien rigoler. Quand la compagne de l'ami de longue date accepte, c'est tout son torse qui se gonfle de sa crédibilité.

Le manège démarre, il rit, tous rient, les deux enfants de l'ami de longue date ricanent mais il l'ignore, il est ravi, il est avec ceux qui comptent pour lui et ça lui suffit. Il distille le flot de sa crédibilité à mesure que le rythme du manège s'accélère. Les corps montent, descendent, des bras se lèvent. Alors le forain passe en mode marche arrière. Il continue à rire, il se tourne, il commente, il fait des hourras, il attrape la cuisse de la compagne de l'ami de longue date qu'il a placée à côté de lui - question de crédibilité - et lui dit qu'elle ne va pas regretter d'être montée avec eux. Alors le forain accélère la cadence, les corps montent, descendent, la marche arrière remue un peu les estomacs mais il dit que ça va passer parce qu'il pense que c'est bientôt terminé, que même si le forain a le sens de l'amusement et pas seulement celui de l'argent, il ne va pas faire tourner son manège cent sept ans. C'est aussi ça la crédibilité, c'est savoir anticiper.

Mais c'est la chenille qui redémarre, et toujours en marche arrière. Alors il commence à ne plus rien dire, il commence à ne plus faire de bruit, il commence à lâcher la cuisse de la compagne de l'ami de longue date. Il hisse un peu son torse hors de la barre en fer faisant office de sécurité, il hisse un peu ses bras et fait avec ses mains le signe « temps-mort ; temps-mort ». Il espère que le forain comprenne, remette le manège en marche avant, ou même qu'il stoppe le tout. C'est aussi ça, la crédibilité, c'est savoir quand les choses amusantes ne le sont plus, c'est aussi savoir quand les choses dégénèrent et deviennent dérangeantes. La crédibilité, c'est aussi savoir poser des limites.

La crédibilité, c'est aussi devenir vert et vomir sur l'épaule de sa voisine.