mercredi 8 juillet 2009

Il ne désirait pas être cordonnier

à Jean Rustin

Il s'agit des clés accrochées à une ficelle de fer extensible et rétractable qui cliquètent dès qu'il marche. Dès qu'il trottine, en frottant un peu des pieds, des pieds secs et bruns, des ongles qui s'effritent, sa vie qui part dans les murs du couloir, tout droit, glissant, et la peur de tomber sur les si petites marches pas plus hautes que le rebord d'un tapis. Il faut lui tenir la main.

Sa main et sa peau sur l'os qui pend. La rotation des hanches, l'une après l'autre, de quelques centimètres. Des poils hirsutes et collés, drus, sur les joues sous les yeux, blanc et gris en crête, sur des oreilles aux doubles lobes. Un nez en bec d'aiglon, des yeux jaunes derrière des lunettes grasses. Le bout des lèvres toujours mouillé par cette langue qui recule, et c'est beau cette langue qui recule et revient taper sur le devant des dents, éjectant quelques gouttes. Salivation et peau douce, elle a de si beaux yeux.

Puis des toiles, des pinceaux qui trempent, sans analyse et dans l'aveu que rien n'est vraiment réfléchi - intellectualisé, il précise. Lui qui peint quand il sait ce qu'il doit faire. Le reste : la matière, le procédé, les formats, la lumière. Du superflu. Et c'est peut-être cela la folie que ses yeux qui regardent droit, sans possibilité de s'en extraire, peut-être une fois ou deux à la grâce de quelques flous. Des peaux roses, des petits porcs chauves, des bris d'humanité ou d'humanité pure, c'est selon. Irréductibles, en tout cas. Dans l'atelier la profusion des toiles donnerait le vertige, surtout quand on sait le peu de temps qui s'est écoulé entre l'arrêt des peintures, pour cause de maladie débilitante, et la reprise du pinceau. Quelques mois tout au plus, et il se plaint que la lumière n'est pas assez bonne en ce début de soirée d'été qui ressemble à l'hiver. Humide et froid, venteux. Sur les trottoirs, on pourrait croire que des feuilles mortes glissent.

Il fait partie de ses êtres connus trop tard, qui s'échappent, dont on sait que quelques mois, quelques années tout au plus sont attendues avant l'ultime claquement de porte, sans cliquetis de clés derrière. L'issue si injuste, si prévisible, toujours à savoir que la colère ne changera rien, et que rien ne changera même si l'on s'y résigne. Qu'il aurait mieux fallu, peut-être, en rester à des images de papier, même si la vue des toiles, des fonds noirs, des fonds gris, des carreaux d'asiles psychiatriques, les vulves étirées à en devenir juste les simples orifices organiques absurdes qu'elles n'ont jamais cessé d'être, les petites bites molles, gourdes, les yeux ronds, les crânes grumeleux comme des culs de nourrissons malades – s'est fixée sur le devant du cerveau, grappillant tout ce qu'il peut, comme ces bibelots petits squelettes sur les étagères, ces sculptures d'animaux morts au ventre gonflé, au pubis glabre et potelé.

Il dit qu'il n'y a que la peinture qui l'intéresse, que ça a toujours été ainsi. Il dit qu'il n'aime pas les voyages. Il dit qu'il se lève tôt et se couche un peu moins tard. Il dit que cette rue doit être chère, pour dire ensuite que la conversation l'ennuie. Il dit que s'il avait pu choisir, jamais il n'aurait eu d'enfant mais qu'à l'époque dès qu'on couchait avec une fille, elle tombait enceinte, alors il fallait aller à la campagne avorter et au bout du quinzième enfant tué, quand même, on se disait qu'on allait bien en garder un ou deux. Et il serre sa main, toujours ses yeux fixes et droits.

Quelques sourires plus tard, il refermera la porte. Dissout derrière. Un pied dans la tombe.